Palabre n°24

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Edito

La mémoire de l’histoire

L

a mémoire collective est une des sources les plus importantes de notre histoire. Comme le dit l’adage, c’est bien la petite – histoire – qui fait la grande. Pour cela, il faut toutefois qu’elle soit digérée et acceptée, dans ses aspects les plus positifs comme les plus négatifs. Comment ne pas reproduire les erreurs du passé si l’on souffre du syndrome de l’autruche et que l’on décide de conserver uniquement ce qui nous arrange ? Refouler les pages les plus sombres est une facilité qui n’est pas sans conséquence. Les répercussions sociales peuvent être profondes et représenter autant de freins à la construction d’une identité commune. La NouvelleCalédonie, qui est précisément en train de mener ce travail, a besoin de ces regards honnêtes et dépassionnés sur le passé.

Si les débuts de la colonisation ont fait l’objet de nombreuses études et qu’une idée relativement consensuelle s’en dégage, c’est nettement moins vrai pour l’histoire récente du pays. Des pans entiers de cette histoire contemporaine calédonienne sont mis de côté. Parce qu’il s’agit de questions « sensibles » ? Par peur de réveiller les vieux démons ? On se souvient du film de L’ordre et la morale de Mathieu Kassovitz et du tollé qu’il avait suscité. Sans parler du fond du film, on se souvient que des élus avaient très clairement appelé à ne pas le diffuser. Appel qui avait malheureusement été entendu. La FOL avait toutefois décidé de le projeter. Au lieu de nourrir la haine et déclencher des bagarres, cela avait été l’occasion de débattre, de confronter des idées et d’exprimer des sentiments enfouis trop longtemps. Sans tenir compte de cette réalité, comment assurer les transmissions entre les générations et cultiver les racines solides indispensables aux plus jeunes ? Comment se réinventer si l’on ne sait pas d’où l’on vient ? Il est peut-être temps de changer de grille de lecture et de chercher dans ces événements fondateurs les bases d’une identité calédonienne unique, à plus d’un titre. L’infantilisation des citoyens par la classe politique est autant un manque de respect qu’un jeu dangereux. Surtout qu’il n’y a pas si longtemps, le destin commun qui nous est servi à toutes les sauces aujourd’hui, était partagé de la façon la plus simple par certains de nos anciens. Les plus vieux en témoignent régulièrement avec parfois cette pointe de nostalgie irritante du « c’était mieux avant ». L’avant était certainement différent, mais ce qui est sûr, c’est que pour faire mieux, il faudra faire avec tout ce que l’on a, le pire, comme le meilleur. Se confronter au passé, si violent soit-il, ne doit pas faire naître la colère, au contraire, cela doit permettre à chacun de se pardonner, de manière apaisée, pour avancer.

ISSN Dépôt légal : 1625-5631 Directeur de publication : K. Wahuzue - Rédacteur en chef : Simon Giovanelli - Rédaction : Coralie Cochin, Aurélie Cornec, Carole De Kermoysan, Virginie Grizon, Elif Kayi, Claudine Quéré, Théo Rouby Photographie de couverture : Marc Le Chélard - Photographies intérieures : Coralie Cochin, Eric Dell’Erba, Virginie Grizon, Sébastien Lebègue, Marc Le Chélard, Claudine Quéré, Théo Rouby, Nous tenons à remercier les archives de la Nouvelle-Calédonie ainsi que l’ADCK et particulièrement Corinne Cumenal pour son aide - Correction : Point virgule - Maquette & mise en page : Christelle L’Haridon Régie publicitaire : Claude Dahan - ACP 16, rue d’Austerlitz - BP 4763 - 98 847 Nouméa cedex - Tél. : 24 35 20 - acp@lagoon.nc - Maquettes publicitaires : ACP Christelle, Thomas

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Sommaire Infos

Dossier

- Partenariat avec la SIC pour des maisons sur terres coutumières

- Femmes kanak, encore du chemin à parcourir

p.40

p.6

- Les femmes et l’insertion économique

p.42

- 101 mots pour mieux comprendre la coutume

p.7

- Lysiane Boula, portrait d’une femme assesseur

p.44

- Les Aborigènes dans la constitution australienne ?

p.8

- Parole libérée, un projet à suivre et à soutenir

p.9

- Protection juridique des femmes, un droit qui doit évoluer

p.49

- Stop aux violences

p.50

Développement

- Gilbert Thong, le grand capitaine des croisiéristes

p.12

Société

- Do Kamo, le plan pour une autre santé

p.52

- Le fonds de garantie sur terres coutumières attend des dotations

p.15

- Colloque sur les liens entre démocratie et Mélanésie p.55

- Do Neva, au cœur d’un projet d’agriculture bio

p.16

- Une unité porcine moderne à Ouaco

p.18

- Interview, Paul Fizin, un livre blanc pour aider la jeunesse à se réinventer

p.56

- Portrait, Johanito Wamytan, dans l’ombre des artistes calédoniens

p.60

- Ataï, le projet pays sous tension

p.62 p.68

- Les entreprises de la côte Est se fédèrent pour peser p.20 - Belep, l’archipel se construit autour de la Saint-Jacques

p.22

- Alban Bensa, un regard sur un siècle d’histoire

- Un Hilton quatre étoiles à Lifou

p.26

Histoire

Portraits

- Gilbert Tein, un nouveau regard au Sénat

p.33

Environnement

- Interview, Thomas Burelli, biopiraterie et préservation des savoirs traditionnels p.34 - Restitution des savoirs traditionnels par l’IRD

p.36

- Lybie, quand l’ombre de Kadhafi planait sur la Calédonie

p.72

- 1946, le début de la fin du régime de l’indigénat

p.76

- Mélanésia 2000, le « mai 68 » kanak

p.78

Culture

- Ernest Unë, le vieil homme et la mer

p.83

- Le kanéka a 30 ans

p.86

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Infos Le logement sur terre coutumière fait des petits Les clans du Sud ont placé une partie de leurs intérêts dans l’immobilier. Ils viennent de développer un second lotissement sur terre coutumière en partenariat avec la SIC. Le point sur un dispositif qui mise sur le long terme.

d’augmenter son parc de logements sociaux. « Pour les clans qui ont du foncier disponible, l’idée est clairement de mener un projet qui servira les générations futures », explique Guillaume Boyer, chef du service opérations de la SIC. Car l’intégralité des maisons reviendra tout simplement aux ayants droit une fois

utilisation. De son côté, la SIC aura développé son parc locatif sans débourser un centime – puisqu’elle se rembourse entièrement avant de donner les logements. Ce nouveau lotissement au Mont-Dore sera le second développé par le GDPL Kanoda, après la livraison de dix premiers logements il y a moins de quatre ans. Depuis

Par Théo Rouby

« Un projet qui servira les générations futures »

© SIC

Sept nouvelles villas sur terre coutumière viennent d’être livrées début 2016 au MontDore Sud. Le projet Kanoda 2, mené en partenariat avec la SIC, permet à trois clans du Sud de valoriser des terrains qui n’étaient pas exploités. Un programme de développement qui se veut « gagnant-gagnant » selon le bailleur social, trouvant de son côté une occasion

Sept villas F4 viennent d’être livrées début 2016 à Kanoda 2

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l’investissement remboursé. C’est-à-dire à l’issue d’une période de trente ans dans le cas de Kanoda 2. Les sept villas F4, développées en concertation avec les clans, ne leur auront alors coûté que la mise à disposition des terrains durant cette période. Libre à eux ensuite de gérer la location des maisons pour en retirer un revenu, ou encore de leur trouver une autre

une dizaine d’années, et la mise en route de l’un des tout premiers projets dans la région de Yaté, le développement d’habitations sur terre coutumière a fait des petits. À l’image du projet Goumewee, mené en partenariat avec la SIC et le FSH à Koné. Début 2016, il verra débuter la construction de 115 logements et d’une zone d’activité.


Infos Un travail inédit sur la coutume Le mot « coutume » se révèle bien pauvre pour décrire l’ensemble des pratiques ou des concepts développés par une civilisation millénaire. Un livre vient de sortir pour permettre au plus grand nombre de mieux comprendre ce qui rythme la vie de chaque jour dans la culture Kanak. La Coutume Kanak et ses institutions, publié dans la collection 101 mots pour comprendre (1), présente un travail inédit sur la question.

qu’est l’art de l’accueil, et le respect de ce que les autres peuvent apporter. L’ouvrage ne fait donc pas seulement parler les chercheurs spécialistes, kanak ou non. Il donne largement la parole aux personnes qui vivent au jour le jour cette culture. La centaine de témoignages ainsi présentés, sous la forme d’une encyclopédie, garantissent l’authenticité de cet ouvrage.

Sous la direction des chercheurs Leon Wamytan, Antoine Leca et Florence Fabron, plus de 50 intervenants ont participé à la construction de cet ouvrage collectif. Pour la première fois, la parole kanak a été privilégiée. Tout en prenant soin de laisser la porte ouverte aux intervenants extérieurs, fidèlement à cette forte valeur kanak

Cette contribution ne doit pas être vue comme autre chose que ce qu’elle est : un ouvrage de vulgarisation. Elle ne prétend pas poser un regard définitif sur une réalité très complexe. Mais elle s’attache à faire comprendre les principaux éléments et le sens de la coutume kanak, si mal connue par le grand public.

(1) La coutume Kanak et ses institutions, Centre de documentation pédagogique de la Nouvelle-Calédonie, coll. 101 mots pour comprendre.

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Infos

Vers une reconnaissance

des aborigènes dans la constitution ? En Australie, la question aborigène est particulièrement épineuse. Pour des raisons aussi diverses que les massacres, les enlèvements d’enfants, la confiscation des terres, l’incitation à la consommation d’alcool ou plus simplement l’apartheid culturel et social, le peuple aborigène ne représente plus aujourd’hui qu’environ 3 % de la population.

1938, protestation Aborigènes.

espérance de vie est inférieure de dix ans à celle des Australiens. En 2015, Tony Abbot, l’ancien Premier ministre, a promis qu’au plus tard, en 2017, un référendum serait organisé afin de modifier la constitution et qu’y soient reconnus les droits du peuple aborigène et des indigènes du Détroit de Torrès. Une date symbolique puisqu’elle tombe

cinquante après le référendum ayant mis fin aux lois d’exception pour les Aborigènes. Audelà du faite de ne pas être reconnues, ces minorités réclament, la suppression d’articles racistes au cœur même de la constitution. Selon des experts, étant donné les profondes divergences sur la question, il paraît peut probable de parvenir à un consensus en si peu de temps.

DR

Le peuple aborigène parviendra à faire reconnaître le fait qu’il était bien le propriétaire foncier ancestral du pays, en faisant annuler le principe de Terra Nullius qui stipulait qu’avant l’arrivée des Blancs, les terres n’appartenaient à personne. Principe qui a constitué la base légale de la colonisation. Entre avancées et reculs, en fonction des alternances politiques de ces dernières années, la situation des Aborigènes reste préoccupante. Pour ne garder qu’un seul chiffre, leur

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Si les Aborigènes, entamèrent la lutte dès les débuts de la colonisation à la fin du XVIIIème siècle, leurs droits politiques ne commencèrent à être reconnus qu’à partir des années 60. Ils ne furent recensés au niveau national qu’après un référendum organisé par Harold Holt en 1967. Cinq ans plus tard, l’ambassade aborigène – composée d’un ensemble de tentes – était installée devant ce qui est aujourd’hui l’ancien Parlement fédéral de Canberra.

Ambassade Aborigène.

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Infos Libérer la parole

pour mieux connaître ses racines À la mort de son père, Charlotte Desfontaine, une jeune femme vivant en métropole, décide de raconter l’histoire de sa mère. Rapidement, elle va se rendre compte qu’elle ne connaît que très peu l’histoire de ses parents. Cette quête personnelle va la conduire à remonter le fil de ses origines kanak et s’interroger sur la question du métissage, mais aussi, et surtout, sur la place de la femme. Plus largement, la jeune femme s’interroge sur les questions de maternité et la manière dont les femmes parviennent à devenir mère dans la société kanak face aux différentes problématiques telles que l’adoption ou encore celle des clans

maternels et paternels. Ce projet au long cours amène Charlotte Desfontaine à interviewer des Calédoniens en métropole mais aussi en Calédonie où elle revient régulièrement. Son projet de Parole Libérée devrait prendre la forme d’un livre mais aussi de reportages. Pour porter le projet, l’association Métis’Kanak a été créée. Chacun peut apporter son soutien, en apportant son témoignage ou financièrement. Il suffit de contacter Charlotte Desfontaine sur sa page Facebook Parole Libérée, via le Facebook de l’association Métis’Kanak ou encore sur le site Internet du projet, www.paroleliberee. webnode.fr.

Xii, le faucon de l’île Ouen bientôt en librairie

Fruit du partenariat entre l’ADCK, du conseil coutumier Drubéa Kapumë et de Vale NC, Xii le faucon de l’île Ouen, conte en langue en nââ wèè, est désormais disponible en librairie. Dans le cadre de la collection jeunesse de l’ADCK créée il y a près de 13 ans, cet ouvrage est un moyen de préserver cette langue qui compte peu de locuteurs. L’histoire est une adaptation d’un conte recueilli en 1996 par le linguiste et chercheur au CNRS, Jean-Claude Rivierre. Un gros travail de terrain a été nécessaire pour réaliser les illustrations, notamment en raison du manque

des locuteurs. C’est l’enregistrement original d’Apollonie Womwâ qui est utilisé (le conte est assorti d’une version audio). D’autres projets sont d’ores et déjà dans les cartons et notamment un conte en langue nââ kwényï, langue de l’île des Pins. Un autre pourrait également voir le jour dans la foulée afin de boucler le tour des quatre langues du Sud calédonien avec un ouvrage en langue nââ drubéa, la langue de la région de Païta. Ces contes sont également des versions enregistrées par Jean-Claude Rivierre qu’a récupéré un autre linguiste, Fabrice Wacalie.

Du nouveau

pour l’enseignement des langues Un programme d’enseignement des langues kanak fait enfin son apparition au collège. Les langues qui comptent le plus de locuteurs (l’ajië, le drehu, le nengone et le paicî) seront désormais enseignées dans les collèges de tout le territoire, publics comme privés. Les enseignants recevront des fascicules pour chaque langue et couvrant les différents niveaux de la sixième à la troisième. Les documents couvrent l’oral, l’écrit ainsi que l’aspect culturel et lexical. Ces outils répondent à des besoins très diffé-

rents des enseignants de Langues et culture kanak (LCK). Pour les enseignants de brousse ou des îles, où les classes peuvent être composées d’un grand nombre de locuteurs. Dans le Grand Nouméa, en revanche, les enfants sont majoritairement non-locuteurs de langues kanak ou alors le sont de manière passive. Dans ce cas, les fascicules peuvent être une base de cours intéressante. Si le vice-recteur a qualifié cette avancée d’historique, il reste de nombreux autres chantiers

pour faire en sorte de valoriser les langues kanak. Cela devra notamment passer par la création d’un véritable statut des enseignants de LCK ce qui aurait le mérite d’offrir de nouveaux débouchés aux étudiants de langues et culture océaniennes de l’Université de NouvelleCalédonie. Par ailleurs, si la situation progresse au collège, ce n’est pas le cas pour le lycée et le primaire.

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Développement

Gilbert Thong

L’homme qui exauça le vœu des coutumiers Ancien champion de pêche sousmarine et animateur des folles nuits nouméennes, Gilbert Thong est avant tout un entrepreneur atypique. C’est à lui que l’on doit l’arrivée des premiers croisiéristes de la P&O en Calédonie, une idée imaginée par Paul Sihaze, grand chef coutumier du Wetr à Lifou. Par Virginie Grizon

© Marc Le Chélard

Les yeux rieurs, une énergie débordante et une mémoire infaillible, Gilbert Thong défie le temps. À 85 ans, il jongle entre la Calédonie et l’île de Guam où il a monté un show touristique « à l’américaine». Sur le Caillou, beaucoup se souviennent de ses exploits de pêcheur ou d’infatigable boute-en-train mais il est également le «monsieur croisière», celui qui attira les premiers paquebots australiens de la P&O. « L’idée n’est pas venue de moi ! C’est le grand chef du Wetr, Paul Sihaze qui, le premier, a voulu faire venir les croisiéristes sur Lifou. Un jour, il m’a appelé pour me faire part de ce projet, j’ai trouvé ça très intéressant », raconte Gilbert Thong avec un enthousiasme enfantin. L’idée de faire venir des paquebots trottait dans la tête du grand chef depuis les années 80. À cette époque, Ballande organisait la venue de 50 000 croisiéristes par an, essentiellement des veuves de soldats américains décédés pendant la guerre. « Ces croisières n’ont pas duré très longtemps mais grâce à elles, nous avons pris conscience que Sydney ou Brisbane ne sont qu’à quelques jours de mer de chez nous », se souvient le Calédonien d’origine tonkinoise. En tant qu’ancien directeur de l’office du tourisme à Nouméa, il possède déjà une solide expérience dans le domaine et mobilise son réseau australien pour relancer les croisières dans les années 2000 avec une escale majeure : Lifou.

La police de la crème solaire Gilbert Thong, 85 ans, a vécu mille et une vies mais c’est en tant que professionnel du spectacle et du tourisme qu’il trouva sa voie. A Nouméa, il a créé les Folles Nuits du Tahiti Cabaret devenu ensuite le Pacificana.

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Les tribus de l’île se sont rapidement organisées pour accueillir ces touristes d’un nouveau genre. Une efficacité qui s’explique, en partie,


Développement © Coralie Cochin

persistent et plus aucun paquebot ne s’approche des côtes. « Le monde mélanésien doit se réveiller !, s’exclame Gilbert Thong, la croisière est un vrai tremplin pour appendre le tou-

Malgré ce succès, l’organisation des croisières en Calédonie reste compliquée dans certains endroits. A Hienghène, l’ensablement du chenal menant au village a mis un terme aux escales. À l’île de pins, les tribus peinent à gérer l’afflux de touristes, à Ouvéa et Poum, des tensions

risme. C’est une opportunité extraordinaire. » S’il ne joue plus de rôle actif dans le secteur, il n’y reste pas moins attentif.

© Coralie Cochin

par la collaboration active des coutumiers. Gilbert Thong, qui a passé une partie de son enfance à Lifou entouré de Panine et Tassiko, ses «sœurs» mélanésiennes, ne se contente pas de jouer les chefs d’orchestre mais il forme lui-même les habitants. « J’ai emmené plus de 7 000 enfants sur les paquebots afin qu’ils se rendent compte de ce qu’était la croisière », assure-t-il. Une dizaine d’années plus tard, les efforts ont porté leurs fruits et les tribus sont désormais bien rodées. Elles ont même créé «une police de la crème solaire», qui vise à sensibiliser les Australiens aux dangers de l’écran total sur le corail en baie de Jinek. Plus récemment, elles ont passé des accords avec les banques locales pour vendre leurs marchandises directement en dollars australiens ce qui leur a permis d’augmenter considérablement leur chiffre d’affaires.

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prêt à décoller ?

Prévu par l’accord de Nouméa, le fonds de garantie a été créé pour faciliter le financement de projets immobiliers et économiques en terres coutumières. Après trois ans de fonctionnement, seuls 80 dossiers ont bénéficié de ce dispositif encore méconnu.

Développement

Le fonds de garantie sur terres coutumières,

Par Coralie Cochin

Construire sa maison, monter un commerce… Avant la création du fonds

de garantie, financer de tels projets en terres coutumières s’avérait extrêmement difficile, sinon impossible. Connu sous la règle des 4 « I », le caractère inaliénable, insaisissable, incommutable et incessible de ces terres constituait un sérieux frein sur les possibilités d’investissement en terres coutumières. Les banques rechignaient à accorder un prêt, faute de pouvoir hypothéquer la maison ou le local commercial. Le fonds de garantie en terres coutumières (FGTC) est justement destiné à lever cet obstacle. Créé en 2011* en vertu de l’accord de Nouméa, ce dispositif est réellement en fonctionnement depuis trois ans. Son principe ? Se porter caution à hauteur de 50 % pour les projets économiques et 70 % pour l’habitat, et ainsi rassurer les banques.

Comment ça marche ? Ce dispositif est ouvert aussi bien aux particuliers qu’aux entrepreneurs individuels, aux sociétés, aux GDPL, aux institutions ou aux associations. Pour en bénéficier, les demandeurs doivent s’adresser à leur banque pour constituer le dossier complet de leur financement. C’est la DAE (Direction des affaires économiques) qui, une fois en possession de suffisamment de dossiers, convoque un comité du FGTC pour statuer sur les différentes candidatures. Ce comité de gestion est composé de représentants de la Nouvelle-Calédonie, de l’État, du congrès, des trois provinces et du Sénat coutumier. À noter que l’aval des autorités coutumières est indispensable pour bénéficier du fonds.

Son ambition : favoriser le rééquilibrage ethnique, géographique et économique en Nouvelle-Calédonie, mais aussi pallier la pénurie de logements, en mettant à profit les terres coutumières qui recouvrent actuellement un cinquième de la Nouvelle-Calédonie. Grâce à ce dispositif, non seulement les particuliers peuvent construire leur propre maison mais il est également possible de faire de la promotion immobilière. « La Sic, par exemple, est très intéressée par cette possibilité », précise le cabinet d’Anthony Lecren, en charge de l’aménagement foncier au gouvernement.

Fixer les populations

Trois ans après la mise en service du FGTC, 80 dossiers ont été avalisés par le comité de gestion. Un chiffre « encore trop faible », regrette ce même cabinet. Or, dans la promotion de ce fonds, le rôle des banques est primordial puisque c’est à elles d’en présenter l’intérêt aux futurs porteurs de projets. À la création du FGTC, les quatre banques du territoire s’étaient officiellement engagées à être parties prenantes du dispositif. Dans les faits pourtant, presque tous les dossiers ont été portés par la BCI « et peut-être deux ou trois par la Société générale », s’étonne-t-on

au gouvernement. Certes, la BCI dispose d’un rôle de premier ordre dans ce dispositif puisque c’est elle qui assure la gestion du fonds. Mais l’objectif du FGTC est précisément de pouvoir contracter un prêt dans n’importe quelle autre banque de la Nouvelle-Calédonie. Autre constat, sur les 80 dossiers ayant bénéficié du fonds, un seul était destiné à financer un projet économique, à savoir un chantier formation à Baco, près de Koné. Tout le reste concerne des projets d’habitations. Le profil des bénéficiaires, en revanche, correspond à la cible qui avait été fixée. À savoir une majorité de jeunes entrant dans la vie active, principalement sans enfant, et qui, grâce à ce fonds, pourront rester vivre chez eux et contribuer au développement économique de leur région. * voir la délibération n°71/CP du 21 octobre 2011

L’État appelé à mettre la main à la poche Selon la délibération du 21 octobre 2011, le fonds de garantie est financé par une contribution de l’État et de la Nouvelle-Calédonie. Or, bien que le dispositif soit opérationnel depuis maintenant trois ans, l’État n’a toujours pas abondé ce fonds conformément aux dispositions législatives et réglementaires. « Actuellement, c’est la Nouvelle-Calédonie qui prend tous les risques », précise le cabinet Lecren. La dotation apportée par le territoire au profit du FGTC s’élève à 230 millions de francs : soit 130 millions en 2013 et 100 millions en 2014. Lors du dernier comité des signataires, début février, l’État a tenu à réaffirmer son engagement. Des pistes sont à l’étude, notamment un abondement via un organisme comme l’AFD (Agence française de développement). La Nouvelle-Calédonie fait actuellement campagne pour chercher de nouveaux partenaires financiers, notamment les provinces, qui peuvent elles aussi apporter leur contribution.

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Développement © Coralie Cochin

Le réseau de fermes pilotes biologiques de Do-Néva a permi dévélopper un conservatoire de l’igname bio à Houaïlou.

Houaïlou, Le berceau du Bio Plus d’un an après le lancement de la ferme pilote biologique au Lycée de Do-Néva, des pionniers ont fait des découvertes significatives en matière d’agriculture biologique. Prochaine étape : diffuser leur savoir aux quatre coins de la Calédonie et du Pacifique. Texte Virginie Grizon

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À Houaïlou, ce sont les jeunes agriculteurs qui enseignent aux vieux l’agriculture biologique. Georges Tieya, dynamique trentenaire du village ne cache pas son plaisir lorsqu’on vient lui demander conseil. « J’ai commencé à fabriquer des pesticides bios il y a plus de 10 ans, dans mon jardin. Etant originaire du Vanuatu, les anciens ont d’abord pensé que je faisais de la magie mais lorsqu’ils sont venus me voir, ils ont vite compris l’intérêt. » Ces potions n’ont rien de magiques, elles sont simplement innovantes. Ce chercheur en herbe a eu l’idée

de mélanger des plantes traditionnellement utilisées en médecine, pour fabriquer des répulsifs à insectes. « En bio, on ne parle pas vraiment de pesticides car cela signifie tuer des rganismes. Nous cherchons des produits qui les éloignent et des substances qui stimulent le système immunitaire de la plante afin qu’elle se défende plus efficacement », précise le coordinateur et animateur de l’association agricole Bio Calédonia. De fil en aiguille, George Tieya a peaufiné ses mixtures, il est désormais plébiscité aux quatre coins de la


© Coralie Cochin

Financé à hauteur de 20 millions de francs par des fonds européens, le projet Intègre a débuté en 2014 et devrait se terminer en 2017. Il est piloté par la CPS avec le soutien de l’association Bio Calédonia, le réseau POETcom (Comunauté océanienne pour l’agriculture biologique et le commerce éthique) et la Chambre d’agriculture qui apporte son aide technique et recueille les résultats obtenus afin d’en faire partager le plus grand nombre. Le projet Integre est également développé en Polynésie française, à Pitcairn, Wallis et Futuna. Il ne concerne pas uniquement l’agriculture biologique mais participe au développement de nombreux projets collaboratifs et écotouristiques, tel qu’un projet de sentier sous-marin à Mouli, au sud d’Ouvéa. Pour l’heure, les coutumiers d’Iaaï discutent de la pertinence d’un tel projet à cet endroit où les respects des tabous et la protection de l’environnement ont toujours primé.

Développement

20 millions de francs pour le développement du bio

Georges Tieya est l’un des pionniers des pesticides bios de Calédonie

Calédonie pour transmettre son savoir et rédige des fiches techniques avec l’aide de la Chambre d’agriculture.

Un conservatoire d’Ignames bios Si son succès est fulgurant, Georges Tieya n’est pas le seul pionnier de son village. Thomas Carlen, responsable du lycée Do-Néva a développé un conservatoire de l’igname bio afin d’en sauvegarder les semences originales. Les turbercules prennent racine dans les fermes pilotes du réseau du lycée agricole inauguré

en août 2014, une initiative encouragée par les coutumiers de la région. Ces deux actions originales et audacieuses sont désormais développées dans le cadre du projet Integre (Initiatives des territoires pour la gestion intégrée de l’environnement) piloté par la CPS (Secrétariat de la communauté du Pacifique). Outre le financement conséquent (lire notre encadré), ce programme permet aux agriculteurs de Houaïlou de partager leur découverte avec d’autres producteurs du Pacifique comme ce fut le cas en novembre 2015 où le séminaire

régional sur l’agriculture bio a réuni, à Do-Neva, plus de 80 agriculteurs et techniciens de Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Walliset-Futuna, les îles Fidji, Salomon et Vanuatu. « L’objectif est de progresser tout en créant une dynamique régionale autour de l’agriculture biologique », affirme Yolaine Bouteiller, coordinatrice du projet Integre en Nouvelle-Calédonie à la CPS. Des ateliers pratiques ont permis d’échanger, d’appendre et de partager autour de ce thème. Le prochain rendez-vous de ce type aura lieu l’année prochaine, en Polynésie.

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Développement

Naissance d’une unité porcine à Ouaco La SAEML Nord Avenir, acteur majeur du développement économique, entend poursuivre sa mission de diversification. Elle a inauguré avec la Sciata et la SAS Finagro, le 27 novembre 2015, une unité de sélection génétique et de production porcine à Ouaco. Le ruban été coupé en présence des institutions, des professionnels et des coutumiers. Texte et photos Claudine Quéré

La province Nord souhaitait depuis plusieurs années miser sur le secteur porcin. En 2008, la SAS Finagro, holding du groupe Sofinor, a racheté la Sciata, basée en province Sud. Cette dernière est le principal attributaire des quotas Ocef (Organisme de commercialisation et d’entreposage frigorifique). Elle a également acquis la Société fermière de Païta (SFP). Objectif : rééquilibrer la production porcine

« Garantir un haut niveau sanitaire d’élevage » calédonienne au profit de la province Nord. En 2013, les travaux d’une unité à Ouaco ont été entamés, pour s’achever en juillet 2015. « Le centre de sélection génétique et la maternité auront pour rôle d’améliorer le patrimoine génétique du cheptel », explique Michel Marestay, directeur d’exploitation. Un projet de plus de 800 millions F CFP d’investissement réalisé en concertation avec le district de Voh et ses autorités coutumières. « Un outil clé pour valoriser le foncier comme la population ; tout le monde n’est pas employé de la mine », souligne Daniel Poigoune qui travaille auprès de l’exécutif provincial. Créer un pôle d’excellence, renforcer les élevages de la région, bénéficier de débouchés commerciaux : « C’est l’aboutissement d’un véritable travail de fond qui va impliquer les éleveurs », se félicite Gérard Poadja, administrateur de Nord Avenir. La SAEML entend participer à la professionnalisation des acteurs du secteur en apportant le savoir-faire de la Sciata, en établissant des partenariats avec les organismes de formation, mais aussi en travaillant en concertation avec les structures de recherche afin de minimiser l’impact sur l’environnement.

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Gérard Poadja, un des administrateurs de Nord Avenir qui détient l’unité porcine

Cycle de production et d’amélioration génétique

Le directeur de production est strict sur les protocoles. S’il est encore possible de visiter librement le domaine, l’entrée au public est réglementée depuis février 2016, à l’arrivée des premiers spécimens. « Limiter la propagation de germes et des agents pathogènes est notre leitmotiv, déclare l’administrateur. Nous avons choisi de suivre volontairement des normes européennes. Il s’agit de garantir un haut niveau sanitaire d’élevage. » L’installation des animaux est supervisée par l’Upra porcine et des vétérinaires. Buses de brumisation, ventilation et luminosité naturelles, filets anti-oiseaux, sols en caillebotis… Le bien-être et la santé des animaux ont été mûrement

réfléchis. « Le stress est le grand ennemi du cochon. Il craint aussi la chaleur ; au-dessus de 25°C, la spermatogénèse est de piètre qualité », souligne le directeur. Un cheptel né à Païta sera engraissé à Ouaco, jusqu’à 5 mois. Épaisseur du gras dorsal, largeur de la noix de côtelette, etc. En fonction des résultats, les meilleurs iront peupler la partie production ou serviront à la reproduction. Michel Marestay ouvre les portes du laboratoire dans lequel les semences des verrats seront recueillies puis analysées. Une fois tous les cinq jours, les porcs passeront dans le ring de prélèvements où le sperme sera récolté, conservé jusqu’à dix jours, à 37°C. Un mâle peut inséminer huit à dix truies. « Deux races pures seront proposées à l’export, le Duroc et Piétrain. Pour cellesci, ce seront des semences importées de Métropole, congelées à -196°C, regrette le directeur. Dans une dizaine d’années, nous devrions pouvoir le faire nous-mêmes. Nous avons les outils et un statut sanitaire exceptionnel. » L’Australie et la Nouvelle-Zélande se sont ouvertes depuis peu au marché calédonien. « Les pays du Pacifique sont demandeurs de la qualité de notre patrimoine, estime-t-il. Le Vanuatu, Wallis ou encore Tahiti souhaitent créer des partenariats. Ils sont soucieux d’améliorer la génétique de leurs élevages. »

Naissage

L’unité de Ouaco est le lieu d’une maternité porcine. Les verrats passent dans un centre d’insémination artificielle. « L’élevage se fait en bandes de 40 truies, toutes les trois semaines. » Les femelles sont inséminées à trois reprises, après le déclenchement de leurs chaleurs. Une échographie détecte les grossesses, et les pleines passent dans le bâtiment dédié au naissage. Dix jours avant la mise bas, les cochettes (jeunes femelles destinées à la reproduction) sont transférées dans un box où les portées de porcelets restent trois semaines près d’elles, avant de passer en box de sevrage. Pendant le temps de lactation, une


Développement Michel Marestay, le directeur d’exploitation, qui montre la mobilité du matériel

maman consomme plus de dix kilos d’aliments par jour, de quoi encourager la Sica, autre filiale de Nord Avenir qui produit de la nourriture pour animaux. Celles-ci repartent alors pour un autre cycle de gestation. Les jeunes passent à l’engraissement. Dans des enclos dédiés à

Silos d’alimentation

sera acheminée vers l’Ocef », stipule Michel Marestay. Mille places à l’engraissement sont d’ores et déjà disponibles dans les locaux. À terme, ce sont 3 000 animaux de race pure qui devraient grossir sur place chaque année. La Société fermière de Païta (SFP) délocalisera

« Deux races pures seront proposées à l’export » chaque spécimen et grâce à une alimentation automatisée, donnée à volonté, la croissance des petits s’envole rapidement : 1,5 kg à la naissance et près de 125 à 24 semaines ! « Dès 25 kilos, les cochons pourront être vendus auprès d’éleveurs du Nord. Une partie

prochainement la majeure partie de sa production à Ouaco. Les travaux ont commencé pour accueillir un millier de porcs supplémentaires dès 2017. Deux grands bassins ont été prévus pour la récupération du lisier. Au pôle agricole prévu à proximité du centre porcin.

Des éleveurs impliqués Le marché porcin est régulé par l’Ocef grâce à l’attribution de quotas. C’est dans ce cadre que se place la Sciata Ouaco. Un projet prévoit la mise à disposition de quotas Ocef détenus par l’entreprise à des éleveurs du Nord sélectionnés. Les éleveurs engraisseurs se verront fournir des porcelets par la maternité de Ouaco. Les naisseurs-engraisseurs se substitueront partiellement au rôle de celle-ci, mais s’y fourniront en matériel génétique. Ils produiront essentiellement pour leur compte. Depuis 2012, la maternité Sciata et les producteurs du Nord se sont fédérés au sein du Groupement des éleveurs porcins du Nord (GEPN) afin de monter en compétences.

Agri-Ouaco

Les animaux sont installés à l’unité de reproduction et passent dans cette machine pour un contact groin à groin.

Nord Avenir a obtenu l’autorisation de l’Assemblée de la Province nord de créer la SAS Agri-Ouaco. Une réponse à la demande des membres du GDPL Pin Patch, de la tribu de Boyen, d’être intégrés au capital de la société portant sur les activités agricoles, développées sur les terres où s’exercent leur influence et légitimité coutumière. La SAS Agri-Ouaco, détenue majoritairement par Nord Avenir, portera les participations actuellement détenues par la SAS Finagro, holding du pôle agro de Nord Avenir, dans les sociétés Sciata (élevage porcin), Brebislait (laitier et élevage ovin) et Ouaco Tziba (élevage de cerfs).

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Créée en février 2010, la Fédération des entrepreneurs de la côte Est regroupe aujourd’hui une trentaine d’adhérents, artisans et très petites entreprises. La structure a participé à la construction de l’usine du Nord et ambitionne aujourd’hui de conquérir d’autres secteurs d’activité. Par Aurélie Cornec

© DR

Développement

L’autre rééquilibrage

La Fédération des entrepreneurs de la côte Est dispose de bureaux à Poindimié. La SARL GM Consultant (entreprise de Houaïlou) assure son suivi administratif et financier. Après avoir œuvré dans les transports et le BTP, la Fédération cherche désormais à ce diversifier dans des activités telles que la pêche ou la sylviculture.

« Nous sommes partis d’un constat, résume Gilles Nahiet, le président de la Fédération, celui de l’absence d’entreprises de la côte Est sur le projet de l’usine du Nord. Il fallait donc se regrouper pour créer une force de proposition et participer au chantier de Vavouto. Il s’agit aussi de capter un maximum de marchés des communes de la côte Est pour les redistribuer aux adhérents. » Les entrepreneurs de l’Est intègrent à leur structure le Bureau des entreprises du Nord (BEN) ainsi que la SAS Vavouto. Ils créent deux GIE (groupement d’intérêt économique) regroupant les pôles d’activité principaux : le BTP et le transport, afin de pouvoir

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répondre aux appels d’offres. En parallèle, la Fédération expose sa démarche à la Province nord qui soutient le projet en attribuant une subvention de fonctionnement et d’accompagnement de 10 millions de francs CFP. Un montant reconduit chaque année depuis 2010.

Un interlocuteur unique

« Grâce au GIE Transport et à un partenariat avec le GIE de Vavouto, trois entrepreneurs ont géré, entre 2010 et 2014, les navettes pour les travailleurs de Vavouto depuis Pouébo, Houaïlou et Hienghène. En ce qui concerne le secteur du BTP, la Fédération a œuvré sur plu-

sieurs chantiers en 2013 : nous avons collaboré avec la société Novella de Bourail afin de remporter le marché de la route communale de Mhë à Houaïlou ou encore celui du col d’Amos, versant Est. » Par ailleurs, les adhérents du GIE Transport ont réalisé un important travail « en élaborant un schéma communal des transports, présenté à l’association des maires en 2013 ». Ce projet, inspiré du travail réalisé à Hienghène, vise une meilleure structuration des transports au sein des communes. « Il s’agit de renforcer le maillage des transports intérieurs avec un réseau tribal et un réseau communal, complémentaires au réseau inter-


place, « comme en 2011, par exemple, où trois entreprises ont travaillé pour la déchetterie de Vavouto, mais aussi avec d’autres sociétés de la région qui interviennent sur mine ». Au-delà

« Il fallait se regrouper pour créer une force de proposition » œuvre cette feuille de route. Des tournées d’information se déroulent actuellement au cœur des communes afin de présenter les actions à venir.

Fixer les populations des communes

La dernière assemblée générale, en mai 2014, a permis de dresser un bilan d’étape, quatre ans après la création de l’association. Ainsi, les entrepreneurs de l’Est, s’ils restent minoritaires à l’Ouest, ont tout de même su y gagner une

du fait d’intervenir sur l’autre côte, il s’agit avant tout de consolider le tissu économique existant au sein des communes de l’Est. Cette assemblée générale a en effet permis d’identifier le cap à suivre pour les deux années à venir : « Aller chercher des contrats sur des secteurs innovants comme la pêche, la sylviculture, l’agriculture ou encore le tourisme. Nous souhaitons par ailleurs développer des partenariats avec des grandes entreprises calédoniennes », conclut Gilles Nahiet.

Le bureau reconduit Suite à l’AG de l’année dernière, le précédent bureau de l’association est reconduit jusqu’en 2016 :

Développement

provincial », précise-t-il. Après une année 2014 plutôt calme du point de vue économique, en raison des différentes périodes électorales, la Fédération va désormais pouvoir mettre en

Gilles Nahiet : président Claude Poadae : vice-président Roger Bouarat : trésorier Paul Thelotte : trésorier adjoint Lionel Tiavouane : secrétaire Albert Poma : secrétaire adjoint Ernest Dahite : président du GIE Transport et Michel Eurimindia, président du GIE BTP Mail : fede.cotest@lagoon.nc Tél. : 42 86 96

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Développement Le Portofino, bateau de plus de 25 mètres mis à disposition par la société Far West Scallops est arrivé début février à Belep avec à son bord quatre marins néo-zélandais. L’embarcation s’est amarrée sur le wharf refait en 2010.

Belep, le goût du large La pêche à la coquille Saint-Jacques s’organise à Belep. Après la création de la SAS West Pacific Scallops détenue à 20 % par la population de l’île, l’entreprise a débuté ses campagnes à bord du Portofino. Par Claudine Quéré et Virginie Grizon - Photos Virginie Grizon

La coquille Saint-Jacques, c’est un peu l’or du Nord calédonien. L’espèce prospère dans les eaux peu profondes et sur les fonds sableux de Belep où elle a fait l’objet de plusieurs campagnes de pêche scientifique dans les années quatre-vingt-dix. Trente ans plus tard, la SAS West Pacific Scallops, une entreprise locale, s’est emparée du marché. L’actionnaire principal n’est autre que l’australien Far West Scalps qui détient près de 90 % des licences de pêche de la coquille, sur la côte Ouest de son pays. «Elle exporte à grande échelle vers l’Asie dont Hong-Kong, Singapour et la Malaisie », précise Laurent Le Brun, directeur général de Nord Avenir. Cette société

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familiale australienne assurera la transformation et la commercialisation des coquilles Saint-Jacques de Belep, jusqu’à la garantie d’une faisabilité commerciale.

Développement d’avenir.

L’entreprise australienne a mis à disposition, le Portofino, un chalutier d’environ 25 mètres accompagné d’un équipage composé de quatre Néo-Zélandais. Une pêche d’échantillonnage ou pêche scientifique s’est déjà déroulée pendant onze jours en février en présence des quatre marins accompagnés de Nicolas Charpin du bureau d’étude calédonien Erbio ainsi que Mike Dredge, spécialiste australien de la coquille Saint-Jacques. Ils avaient pour

mission d’évaluer et de quantifier la ressource afin de mettre en place des recommandations, pour une collecte durable. « Soyez assurés que nous connaissons la richesse des lagons, nous en prendrons soin », a mis en avant Simon CH’NG, le directeur des projets stratégiques et du développement commercial, de la société Far West Scallops. Les coquillages pêchés au cours des campagnes qui auront lieu cette année seront conditionnés sur l’embarcation, mise sous emballage, puis transférées par tunnel de surgélation, à environ -30°. Cette technique a pour objectif d’augmenter le temps de conservation et garantir la qualité et la saveur du produit. La précieuse denrée sera ensuite acheminée vers l’usine de Perth où elle sera stockée en chambre froide, à environ -20°C avant d’être distribuée vers l’Asie. Mais les acteurs locaux envisagent déjà de les traiter sur place, en Calédonie et, pourquoi pas, d’acheter leur propre bateau.


Développement Six jeunes locaux prêts à embarquer Si pour le moment, le bateau de pêche et son équipage sont mis à disposition par la société australienne partenaire, les instigateurs locaux ne cachent pas leur ambition de posséder un jour leur propre embarcation. Dans cet objectif, six jeunes de Belep ont été formés au métier de marin et sont prêts a donné un coup de main sur le Portofino. Vingt autres apprentis marins devraient prochainement passer le Certificat d’initiation nautique (CIN) à l’école des métiers de la mer.

Les coutumiers de l’île ont reçu une délégation composée notamment de Laurent Chatenay, directeur adjoint de Nord Avenir, Victor Tutugoro, deuxième vice-président de la Province nord et Simon CH’NG, le directeur des projets stratégiques et du développement commercial, de la société Far West Scallops, pour une coutume d’accueil à l’arrivée du bateau.

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Développement

843 C’est le nombre d’habitants recensés sur l’île de Belep. Parmi eux, environ la moitié vit sur la Grande Terre. Les résidants vivent essentiellement des cultures vivrières et de la pêche. Environ 80 pêcheurs sont recensés.

Des retombées économiques pour les habitants

Les coquilles Saint-Jacques se pêchent sur fond sableux ou vaseux à environ 20 mètres de profondeur grâce à un chalut perche qui ne racle pas les fonds. Le filet a été élaboré pour empêcher aux tortues et gros poissons d’être bloqués entre les mailles.

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La SAS West Pacific Scallops est détenue à 40 % par la société australienne Far West Scallops industrie, 35,5 % par Nord avenir, 4,5 % par un promoteur privé et les 20 % restant appartiennent à la SC Belema qui rassemble 16 GDPL correspondant aux 16 clans de l’île. D’ici environ trois ans, la population locale devrait donc bénéficier directement des premières retombées économiques de la pêche à la coquille Saint-Jacques. Par ailleurs, la SC Belema porte d’autres projets de développement comme la création d’une station-essence qui bénéficiera aux automobilistes comme aux pêcheurs, une boulangerie et un gîte. Le développement de la pêche lagonaire et du tourisme croisière sont également envisagés à plus long terme.


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Développement

Lifou aura son resort 4 étoiles La signature d’un partenariat entre le groupe Hilton et la Sodil marque une étape décisive vers la réalisation de l’hôtel Wadra Bay, dans la tribu de Mou. Ce projet, qui est le plus important pour les Loyauté depuis la provincialisation, devrait garantir des retombées économiques dans le sud de Lifou, où le secteur touristique reste timide. Par Coralie Cochin

Jeudi 18 février, au premier étage de l’hôtel La Promenade à Nouméa, le rêve est devenu réalité. L’hôtel Wadra Bay, porté par la Société de développement et d’investissement des îles (Sodil) avec le soutien du grand chef Evanès Boula, verra bien le jour. Après avoir marqué l’événement par un geste coutumier, les acteurs du projet se sont retrouvés autour de la table pour parapher deux documents majeurs. La première signature porte sur un contrat de franchise entre la société Gygadeix (formée par la Sodil et le GDPL des propriétaires fonciers) et le groupe Hilton Worldwide. La seconde

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concerne un contrat de gestion entre Gygadeix et le groupe hôtelier GLP hôtels.

Développer le Sud

D’un montant de 3,4 milliards, ce resort 4 étoiles constitue « le plus gros projet qu’aient connu les Loyauté depuis la provincialisation », ont rappelé ses promoteurs. À Lifou, cet établissement de grand standing, qui devait s’appeler initialement « Hôtel Cap des pins », est attendu depuis plusieurs années. Il vient non seulement compléter l’offre touristique des îles, où les hôtels haut de gamme font actuellement

défaut. Mais il est surtout synonyme d’emplois dans un district qui peine à fixer sa population (lire l’interview). « Les habitants nous ont souvent reproché de ne rien faire pour eux. Avec le projet de Wadra Bay, j’ai le sentiment de laisser une trace dans mon propre district », a déclaré Neko Hnepeune, le président de la Province des îles, originaire de Lössi. Cet hôtel de 50 chambres doit offrir une cinquantaine de postes à pourvoir, dont une large majorité réservée aux locaux, ainsi que de nombreux emplois induits. Soit au total, 35 à 40 % du chiffre d’affaires qui reviendrait directement aux habitants de l’île sous forme de salaires, de ventes de produits frais, d’artisanat et d’activités de loisirs. Le tourisme est le seul secteur industriel à avoir tiré son épingle du jeu l’an dernier, a rappelé Jean Rambaud. Le président de GLP hôtels mise plus que jamais sur la notoriété de la marque Hilton pour booster la fréquentation du futur hôtel et contribuer au rayonnement de la NouvelleCalédonie à une échelle internationale.


C’est le montant du projet en CFP. La défiscalisation (locale et métropolitaine) compte pour 50 % du coût global. Le plan de financement comprend la participation de la Province des îles à hauteur de 1 milliard de francs (soit 30 % du montant), un apport de la Sodil (3%) et un prêt bancaire (17%).

Développement

3,4 milliards

Pour pallier le manque d’espace sur la plage de l’hôtel, Atelier 13, l’architecte du projet, a imaginé un lagon intérieur sur lequel donneront une vingtaine de bungalows.

Trois questions à... André Gope-Iwate « Fixer la population, c’est perpétuer la coutume » En l’absence du grand chef de Lössi, André Gope-Iwate, sujet dignitaire de la grande chefferie, représentait Evanès Boula, le soir de la coutume, à l’hôtel La Promenade. Près de dix ans se sont écoulés entre la genèse du projet et cette signature. Les discussions entre coutumiers ont-elles été difficiles pour parvenir à un accord ? Il faut être honnête. Pour ce projet, comme pour tous les autres, il y avait des gens qui étaient pour et d’autres contre. La concertation était donc nécessaire. Le grand chef de Lossï, était en faveur de ce projet. Il a pris le temps d’expliquer sa volonté d’implanter un hôtel en milieu tribal. Aujourd’hui encore, les îles Loyauté manque d’une offre hôtelière avec ce niveau de standing et attire très peu la clientèle de luxe. Or, la volonté des quatre familles qui composent ce GDPL est précisément de développer le secteur touristique sur Lifou. Le district de Wetr, dans le nord de l’île, profite des retombées des bateaux de croisières. Il nous faut désormais générer de l’activité dans le Sud. C’est un moyen de fixer la population qui part trop souvent à Nouméa chercher du travail. L’autre conséquence de cet exode, c’est que le grand chef se retrouve souvent seul pour gérer les affaires coutumières. La majorité de ses conseillers est à Nouméa pour le travail. Or, en fixant les gens

dans leur région d’origine, on perpétue aussi la coutume. Certains habitants signalent que la zone d’implantation de l’hôtel est considérée comme tabou. Qu’en pensez-vous ? Selon les légendes de nos anciens, certains lieux, c’est vrai, sont perçus comme tabou. Par égard pour eux, nous allons signaler les quelques endroits à respecter et à ne pas dépasser dans cette zone. Même si, personnellement, je n’y crois pas. Quelles retombées économiques attendez-vous de ce projet ? Nous estimons que l’hôtel pourra générer cinquante emplois directs. Mais il faut prendre en compte également tous les emplois indirects comme la location de voiture, les sorties plongée ou pêche… Il ne s’agit pas seulement d’hôtellerie. Il nous faudra développer toute l’offre touristique qui accompagne ce projet. Nous allons échanger avec les habitants de Wetr pour bénéficier de leur expérience en la matière et éviter certains pièges ou erreurs liés à l’industrie du tourisme.

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PORT AUTONOME

DE LA NOUVELLE - CALEDONIE

Premier port français d’outre mer

PORT autonome Tél : (687) 25 50 00 - panc@noumeaport.nc

www.noumeaport.nc

Nouvelle-Calédonie Trafic maritime 2015 4 917 739 Tonnes

solaris

34, avenue James Cook - BP 14 98845 Nouméa Cedex - Nouvelle-Calédonie


Publireportage

ZODEP : l’aménagement concerté Avec 487 400 ha, les terres coutumières couvrent 26% du territoire1. L’aménagement et la valorisation de celles-ci sont donc un véritable enjeu économique. La création par le gouvernement des Zones de Développement Prioritaires (ZODEP) s’inscrit dans le cadre de cette politique, à laquelle la Société Immobilière Calédonienne (SIC) est associée via un mandat de maître d’ouvrage délégué. Pour la ZODEP Sud, le cas de figure est sensiblement différent. Cette zone de 420 ha, située sur la commune de Mont-Dore, est uniquement constituée de terres coutumières appartenant au GDPL Ko Lae Ve, regroupant les deux chefferies de la tribu de Saint-Louis. Par ailleurs, de nombreuses études ont déjà été menées sur ce secteur et il convient aujourd’hui d’en établir une synthèse afin d’être en mesure d’établir un diagnostic identifiant clairement les besoins prioritaires et réalisables. Dans un cas comme dans l’autre, viendra alors le temps des choix et du lancement des programmes de construction auxquels la SIC pourra être associée après avoir déjà fait la preuve de sa capacité à livrer des programmes sur terre coutumière, que ce soit à Mont-Dore, en 2008, ou récemment à Lifou en 2012 et sur Yaté en 2013.. Plans et profils ZODEP EST

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Si l’enjeu est de taille, les obstacles sont également conséquents. Le statut spécifique des terres coutumières ne facilite en effet pas l’investissement. Conformément à la loi organique du 19 mars 1999, les terres coutumières répondent à la règle dite des “4 i” : elles sont inaliénables, insaisissables, incommutables et incessibles. Il n’est ainsi pas possible de garantir un emprunt via une hypothèque sur le foncier, comme c’est le cas en droit commun.

Pour Maëva Lecren, chef du service aménagement de la SIC, les contraintes liées au statut des terres coutumières sont vécues comme une chance : « pour nos autres projets, nous discutons uniquement avec les collec-tivités alors que ceux impliquant des terres coutumières sollicitent une vraie concertation avec la population. Le temps que nous y consacrons s’avère très bénéfique lors de la phase opérationnelle ; la population s’est alors appropriée le projet et veille à faciliter sa mise en œuvre ».

Pour contourner cet obstacle, il est donc nécessaire que la puissance publique joue un rôle prépondérant en se portant garant a minima. Dans le cadre des ZODEP SUD et EST, le gouvernement a ainsi mandaté la Société Immobilière Calédonienne (SIC) pour être le maître d’ouvrage délégué en terme d’études de faisabilité et de rédaction des schémas d’aménagement. Il revient ainsi à la SIC de réunir les différences compétences de la maîtrise d’œuvre : bureaux d’étude, urbanistes, paysagistes, etc.

D’ici la fin du premier trimestre 2016, la SIC devrait être en mesure de présenter les résultats des études qui auront été menées à Ponerihouen où la ZODEP, d’une superficie de 50 ha, est constituée à 60% de terres coutumières (foncier du GDPL Narapo). Ces études permettront de fixer le schéma d’aménagement en mixant les quatre types d’actions identifiées préalablement : mise en place d’habitats ou d’infrastructures publiques, développement économique et valorisation de la terre.

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les terres coutumières représentent 97% des terres des îles Loyauté, 50% de celles de la province Nord et 9% de celles de la province Sud.

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Plan de situation ZODEP SUD




Portrait

Gilbert Tein

Un philosophe à la tête du Sénat coutumier Gilbert Tein est président du Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie depuis septembre 2015. Auparavant directeur du centre culturel de Hienghène puis du service de la culture à la Province nord, cet enfant de Bas-Coulna pose un regard singulier, tantôt poétique, tantôt pragmatique, sur sa nouvelle fonction. Texte et photo Virginie Grizon

Gilbert Tein ne s’exprime pas, il conte. Chaque mot est réfléchi, chaque phrase est pesée, chaque concept s’accompagne d’une métaphore ou d’une référence à la nature. Proche de Jean-Marie Tjibaou, il a fait de l’identité kanak un combat dont l’arme principale est la culture. Mais depuis septembre 2015, c’est en tant que président du Sénat coutumier qu’il exerce son influence. « C’est une grosse responsabilité et pour être honnête, lorsque j’ai été nommé, je me demandais un peu comment ça allait se passer. Contrairement à ce que doit être le pouvoir politique, la fonction que j’occupe n’est pas liée à une quelconque compétence mais à l’expérience. L’autre différence, c’est que nous ne sommes pas élus pour mettre en place un programme mais pour donner une continuité aux actions entamées. » Il succède ainsi à Jean Kays qui a mis en place la charte du peuple kanak. « Ce texte doit maintenant évoluer mais il doit surtout être mis en œuvre. Pour cela, il faut des moyens et nous entamons des négociations avec les différentes administrations, gouvernement, provinces, mairies, afin de les obtenir. » Le président du Sénat coutumier, élu pour un an, compte parmi les 16 sénateurs des huit aires coutumières dont le mandat a été renouvelé en mai 2015 pour cinq ans. À mi-chemin de son mandat, Gilbert Tein possède une idée très concrète du rôle de l’assemblée. « Le Sénat coutumier, ce n’est pas un syndicat qui défendrait les Kanak en tant que personnes. Nous ne sommes pas là pour régler des conflits. Notre mission est de faire vivre la psychologie kanak ; de cultiver notre identité, précise le président. Mais nous n’avons pas d’outils concrets, l’accord de Nouméa ne propose pas de recettes. C’est à nous de trouver des solutions pour atteindre cet objectif. »

Le regard vers l’avenir

La bataille se livre notamment sur le plan juridique. Le Sénat a proposé trois textes de

Gilbert Tein a été officiellement nommé président du Sénat coutumier en septembre 2015. La passation de pouvoir s’est déroulée à Nassirah, Boulouparis, à l’occasion du 16e Congrès du pays kanak.

loi, actuellement en attente dans les couloirs du gouvernement. Ils concernent les droits de succession dans la société kanak, la protection des savoirs traditionnels et l’élargissement du concept d’acte coutumier. « Ce

cette tribune dédiée aux victimes du réchauffement climatique pour s’adresser à la communauté internationale. « Être Kanak dans la société d’aujourd’hui peut représenter une contradiction. Par essence, nous vivons avec

« Être Kanak dans la société d’aujourd’hui peut représenter une contradiction. » travail est essentiel, nous devons nous adapter à la modernisation. L’arrivée de l’école, de la religion, l’administration… Tout cela a considérablement modifié le fonctionnement des clans et notre tradition évolue avec. Les mariages, par exemple, ne se font pas pareil », rappelle Gilbert Tein. Invité en décembre dernier au sommet France Océanie, le nouveau président du Sénat coutumier a profité de

la nature, nos journées sont rythmées par le soleil, nos cultures par les saisons. Or nous sommes aujourd’hui en décalage, nous avons parfois honte de nous-mêmes. Je pense qu’il faut transformer ce sentiment lié à ce paradoxe en quelque chose de positif. » Le chemin est encore long mais c’est en ce sens que le président du Sénat coutumier compte mener l’institution.

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Environnement

« Les savoirs traditionnels et les savoirs scientifiques peuvent s’enrichir mutuellement » Thomas Burelli est chercheur en droit à l’université d’Ottawa (Canada). Il était invité à l’IRD de Nouméa fin 2015 dans le cadre de son travail de thèse sur la protection des savoirs traditionnels. Il participe à la création d’outils d’encadrement de la recherche afin de prévenir les cas de biopiraterie. Propos recueillis par Théo Rouby – photo DR

Palabre : Vos travaux de recherche en droit traitent de la biopiraterie. De quoi s’agit-il au juste ? Thomas Burelli : La biopiraterie peut être définie comme l’appropriation de ressources de la biodiversité et de savoirs traditionnels associés, en violation des droits de leurs détenteurs. Les détenteurs sont par exemple les communautés autochtones et locales qui ont développé de nombreuses connaissances en lien avec leur environnement. Les chercheurs accèdent à leurs savoirs pour développer de nouveaux médicaments, des produits cosmétiques, de nouvelles semences... Les savoirs peuvent par la suite être privatisés, notamment par le biais de dépôts de brevets. En Nouvelle-Calédonie, l’IRD (Institut de recherche pour le développement) a justement étudié des pratiques locales pour soigner la « gratte »… Les chercheurs de l’IRD ont effectué des études ethnobotaniques dans les années 1990 afin d’analyser les remèdes traditionnels pour traiter la ciguatera (aussi appelée « gratte »). Ils ont identifié le faux tabac comme la plante la plus communément utilisée localement, notamment par les Kanak, et isolé une molécule. Les chercheurs et leur institut ont alors demandé la protection de cette molécule pour le traitement de la ciguatera.

Thomas Burelli est spécialisé en droit de l’environnement, propriété intellectuelle et droit des peuples autochtones.

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En quoi est-ce un cas de biopiraterie ? Les personnes ayant communiqué leurs remèdes traditionnels, et plus généralement

les Kanak, ne sont pas associés au dépôt du brevet. C’est-à-dire que les titulaires du brevet, l’IRD et l’Institut Louis Malardé en Polynésie française, pourront être les seuls à exploiter la molécule – et la plante – identifiées pour produire un médicament (pendant une période de 20 ans). Quand l’IRD communique, il ne se cache pas d’avoir « travaillé en collaboration » avec les Kanak. Les chercheurs reconnaissent avoir travaillé avec les communautés au départ. Mais une fois que les scientifiques effectuent leurs analyses en laboratoire, elles ne sont plus associées. Finalement, lorsqu’on lit le brevet, on ne trouve aucun partage de la propriété avec les communautés ou avec une institution

« Des scientifiques considèrent les savoirs traditionnels comme de simples indices. » kanak. Une fois l’étude terminée, les chercheurs disent alors avoir « validé », « vérifié » ou encore « confirmé » les savoirs traditionnels. Mais les détenteurs de ces savoirs n’avaient pas besoin des scientifiques pour connaître l’activité de leurs remèdes. Les chercheurs n’auraient rien trouvé sans les savoirs traditionnels ? Leurs recherches auraient été sans conteste beaucoup plus laborieuses et leur projet aurait peut-être été impossible à financer. Les analyses en laboratoire coûtent plusieurs centaines de milliers de francs Pacifique. J’ai récemment travaillé sur un projet guyanais à propos des molécules efficaces contre le paludisme. Si les scientifiques avaient mené une analyse aléa-


Existe-t-il des manières de contester les demandes de brevets développés de cette façon ? Oui, mais ces procédures sont très techniques et peu connues. Depuis 2010, j’effectue des démarches auprès de l’Office européen des brevets (OEB) pour contester les demandes de brevets qui portent atteinte aux droits des communautés. La demande de l’IRD à propos du faux tabac a, par exemple, fait l’objet de trois rapports négatifs de la part de l’OEB. Ce brevet ne sera peut-être jamais délivré. Si personne ne conteste les demandes de brevets, l’examen initial des demandes s’avère rapide et parfois peu approfondi. L’OEB cherche d’abord à favoriser le marché de la connaissance. Qu’est-ce qui peut pousser un organisme de recherche d’État, comme l’IRD, à écarter les peuples autochtones des retombées du brevet ? Les pratiques abusives sont, je pense, révélatrices d’une certaine mentalité. Les Kanak disposent de nombreuses connaissances, pratiques et remèdes, mais pour certains scientifiques il ne s’agit que de simples indices. Il est considéré que les communautés disposent de savoirs archaïques, non vérifiés par les procédures de la recherche. Les communautés et leurs membres ont pourtant développé des savoirs originaux, révélateurs de visions du monde différentes, et qui du point de vue de la connaissance ont autant de valeur que les savoirs scientifiques. On peut dire que votre travail vise à décoloniser certaines pratiques en matière de recherche ? Oui, surtout en France. À l’heure actuelle, les communautés autochtones sont considérées comme de simples sujets de recherche. Mais en réalité, les savoirs traditionnels et les savoirs scientifiques peuvent s’enrichir mutuellement. Leur combinaison est importante pour tenter d’obtenir une vision la plus complète possible. Des expériences visant à combiner savoirs scientifiques et savoirs traditionnels existent à travers le monde, notamment au Canada où des expériences dans le domaine de la gestion de l’environnement sont menées.

Les chercheurs doivent aussi prendre en compte un autre rapport au droit et au partage ? La valorisation des savoirs (sous forme de brevets) n’est pas forcément la priorité des communautés. Souvent, leurs membres cherchent avant tout à perpétuer la transmission de ces savoirs. Des personnes peuvent confier aux chercheurs des cahiers de remèdes traditionnels afin qu’ils soient conservés. Cela ne signifie pas que les chercheurs peuvent utiliser librement ces savoirs, bien au contraire. On touche à des choses du domaine de l’intime, liées à l’identité des communautés et évocatrices de visions du monde. Il est d’ailleurs reconnu dans la déclaration des Nations unies

« Certains chercheurs sont conscients de la nécessité d’agir, mais manquent d’outils et d’expertises. » sur les droits des peuples autochtones que ces derniers doivent pouvoir contrôler la diffusion et l’utilisation de leur patrimoine culturel immatériel, qui comprend les savoirs traditionnels. Le préjudice causé par la biopiraterie n’est donc pas seulement financier ? Non, il est également identitaire. Certaines communautés s’opposent purement et simplement à tout dépôt de brevet, ou sont contre l’exploitation commerciale. Elles peuvent considérer que si le médicament est utilisé commercialement, il ne va plus fonctionner, car le remède est associé à un rituel, des paroles et des manières de faire. Dans certains cas, les individus ne sont par ailleurs pas propriétaires des savoirs, ils en sont seulement les garants. Les savoirs ont été transmis par les ancêtres et ils doivent encore être transmis de génération en génération. Votre directrice de thèse, Sophie Thériault, est basée à l’université d’Ottawa. Les chercheurs canadiens sont-ils en avance dans le travail avec les peuples autochtones ? Il existe au Canada de nombreux dispositifs

Environnement

toire, le taux de rendement aurait été d’environ 0,5 %. En mobilisant les remèdes traditionnels, ils ont obtenu un taux de 26 %. Ce n’est pas étonnant, au regard de l’expérience développée depuis des siècles par les membres des communautés.

d’encadrement de la recherche avec les communautés autochtones (des codes éthiques, des déclarations, des guides de bonne conduite, etc.). De nombreux contrats ont également été conclus dans le cadre de projets ethnobotaniques. Mes travaux de recherche consistent justement à inventorier ces instruments et à les analyser pour en dégager des bonnes pratiques, qui pourraient être utilisées ailleurs, notamment dans l’outre-mer français.

Fin 2015, vous avez été invité à l’IRD de Nouméa. Les équipes de recherche sontelles sensibles à la question de la biopiraterie en Nouvelle-Calédonie ? Mon séjour m’a permis de me rendre compte de la bonne volonté de différents acteurs. Certains chercheurs sont conscients de la nécessité d’agir, mais manquent d’outils et d’expertises. J’ai rencontré des chercheurs de l’université de la Nouvelle-Calédonie avec qui j’ai collaboré pour développer un formulaire de consentement pour leurs projets impliquant l’accès à des savoirs traditionnels. Au cours de mon séjour, j’ai organisé grâce à Pierre Yves Le Meur, qui m’accueillait à l’IRD, deux ateliers sur ces problématiques. J’ai également présenté mes recherches devant le Sénat coutumier et organisé un atelier de création d’un code éthique pour les recherches impliquant les savoirs des Kanak. Il reste de nombreux efforts à faire, mais je suis convaincu de la marge d’amélioration des pratiques qu’il est possible d’envisager en Nouvelle-Calédonie. Vous pensez à un exemple concret ? Au cours de ma mission à l’IRD j’ai pu retrouver une base de données ethnobotaniques constituée à partir des années 1970, dans laquelle j’estime à plus de 4000 le nombre de savoirs traditionnels botaniques. Cette base de données se trouvait au sein d’un institut de recherche et n’était pas directement accessible aux communautés. Ces dernières devaient pourtant y avoir accès, puisqu’elles ont participé à sa construction. Des échanges avec les chercheurs, leurs institutions et les Kanak ont permis d’envisager une restitution et un partage de ces informations pour l’année 2016. Il s’agira d’un signe très positif de changement des pratiques et de décolonisation des relations entre les chercheurs et les communautés.

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Environnement Une restitution en forme de pacte L’initiative a été particulièrement appréciée par les institutions kanak. En mars, l’Institut de recherche et de développement leur a restitué des savoirs traditionnels qui dormaient dans ses archives. Il était largement temps de les rendre à ceux qui avaient bien voulu les leur transmettre. Par Théo Rouby

C’est un geste fortement symbolique qui a récemment rapproché le monde de la science et le monde kanak au centre culturel Tjibaou. Le 18 mars, l’Institut de recherche et de développement (IRD) a remis une mallette contenant environ 1000 savoirs médicinaux traditionnels, collectés avant 1982 à travers le pays. Pour l’organisme de recherche il

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s’agit d’« un événement historique ». Le Sénat coutumier et L’ADCK (associadtion de développement de la culture Kanak) le prennent comme un juste retour des choses. « Nous n’avons certainement jamais assisté à un moment comme ça, où les résultats de la recherche nous reviennent », a apprécié Gilbert Tein, le président du Sénat Coutumier. « Cela

va de soi que la culture d’ici revient d’abord aux gens d’ici, avant de la partager avec les autres. »

Partenaires de recherche Depuis plus de 30 ans, des fiches remplies de données sur les usages et les effets des plantes traditionnelles dormaient dans les archives


Un document a été signé pour officialiser le rapprochement engagé entre l’IRD, l’ADCK et le Sénat coutumier.

de l’IRD à Nouméa. Elles avaient pourtant été collectés auprès de tribus, de clans, de détenteurs qui avaient bien voulu partager leurs connaissances ancestrales. Mais bien trop souvent, les données disparaissent après les premières étapes de recherche sur le terrain. Les précieux collaborateurs kanak n’ont alors plus aucun accès ni droit de regard sur les informations qu’ils ont transmises. « Il y a eu beaucoup d’incompréhension, les enjeux de la recherche n’étaient pas assez précisés parfois », a souligné le directeur de l’ADCK Emmanuel Tjibaou. « Nous sommes prêts à partager nos connaissances mais dans des termes qui font de nous de nous des

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équitable des avantages issus des ressources de la biodiversité, et des connaissances traditionnelles qui leur sont associées.

Partage de résultats « Nous sommes dans une construction collective entre les savoirs traditionnels et les savoirs scientifiques », a précisé Jean-Marc Chataîgner, le numéro 2 de l’IRD en visite à Nouméa. « Nous avons la responsabilité de partager nos résultats avec ceux qui nous ont transmis leurs savoirs. De réfléchir ensemble pour en faire bénéficier la Nouvelle-Calédonie et le plus grand nombre. » Les bonnes volontés de l’Institut de recherche sont donc posées. D’autres savoirs traditionnels, conservés dans les herbiers ou autres archives, devraient être restitués prochainement. Mais il restera à concrétiser ce geste fondateur sur le terrain. Et le chantier qui s’annonce sera loin d’être simple ! La prise de conscience ne semble d’ailleurs pas toute récente. Depuis 2007, le centre de la recherche national scientifique (CNRS) a appelé les différents organismes à être vigilants sur la question des savoirs traditionnels. Le comité d’ethique de l’IRD a fait de même en 2012. Mais il reste un décalage important entre les discours et leur mise en œuvre. Pour preuve, différents travaux font encore polémique, comme les recherches sur le faux tabac en Nouvelle-Calédonie. Jean-Marc Chataîgner assure que ces questions sont désormais examinées par le comité

« Nous sommes prêts à partager nos connaissances mais dans des termes qui font de nous de nous des partenaires de la recherche à part entière. » partenaires de la recherche à part entière. Pas seulement de simples objets de recherche. » Cette évolution est devenue nécessaire pour l’IRD et plus largement pour les équipes de recherche en Nouvelle-Calédonie, qui pouvaient inspirer de plus en plus de méfiance dans certaines régions. De même, la législation française devrait intégrer prochainement le protocole de Nagoya, qui prévoit un partage

éthique de l’IRD. Et que certaines demandes de brevets problématiques pourraient tout à fait être réétudiées ou remises en question. Il ajoute que l’Institut souhaite rapidement mettre en place un cadre de recherche « irréprochable » sur ces questions. A l’issue de la rencontre, les institutions kanak et les représentants de l’IRD se sont donné rendez-vous pour se mettre au travail.

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Préparation de la coutume des oncles maternels à l’occasion d’un mariage à Canala

© Sébastien LEBEGUE

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Dossier

Femmes kanak,

un long chemin vers l’égalité

La condition des femmes est un sujet préoccupant. Pour ne retenir que deux chiffres, 41,3 % des femmes subissent des pressions psychologiques et 19 % d’entre elles des agressions physiques (*). Mais sur tous les plans, les femmes sont sujettes aux discriminations. Les femmes kanak doivent faire face aux mêmes difficultés que les autres, avec tout de même quelques particularités. S’il y a eu certaines prises de conscience, il reste encore du chemin à parcourir. Par Simon Giovanelli

La Journée de la femme est, chaque année, l’occasion de les mettre à l’honneur. Un honneur qui est perçu très diversement. Force est de constater que depuis plusieurs décennies, le statut des femmes a évolué mais leur position dans la société reste inférieure à celle des hommes. C’est un fait et c’est malheureusement une réalité dans la grande majorité des cultures et des sociétés à travers le monde. Difficulté d’accès à l’emploi, salaires inférieurs, violences et sexisme ordinaire font partie du quotidien des femmes calédoniennes. Les inégalités sont reproduites de générations en générations et souvent de manière inconsciente, dans l’éducation des enfants, dans chaque foyer et dans chaque classe d’école. Si des dispositifs comme celui de la parité ont été instaurés, dans chaque cabinet politique et dans la grande majorité des partis, les femmes sont avant tout présentes pour faire du « chiffre », des collaboratrices précieuses que l’on garde pourtant dans l’ombre ou encore reléguées au rang de secrétaire.

Discriminations à tous les étages

©Marc Le Chélard

Aucune ethnie n’est mieux placée qu’une autre pour donner des leçons. Comme le soulignait récemment Rolande Trolue, à l’occasion d’une conférence sur le genre à l’Université de de la Nouvelle-Calédonie lors de la journée de la femme, chaque culture a ses spécificités et la culture kanak n’échappe pas à la règle même si, une fois encore une fois, les choses ont évolué. Les institutions coutumières ne comptent aucune femme dans leurs effectifs, en revanche, certaines d’entre elles sont chef de clan – la Charte reconnaît cette possibilité – ou devenues assesseur coutumier, ce qui ne va pas toujours sans poser quelques problèmes. En matière politique, la situation n’est pas si différente. Quelques femmes ont obtenu de hautes responsabilités, c’est le cas notamment 40

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Dossier de Déwé Gorodey, mais au prix d’un combat acharné – et depuis de très nombreuses années - pour imposer la place des femmes. La leader indépendantiste a eu fort à faire, tant aux côtés des Foulards rouges qu’au sein du Palika. Déwé Gorodey était notamment la première femme élue de la Province nord en 1999, également l’année de son entrée au gouvernement, où elle a siégé quasiment sans discontinuité jusqu’à aujourd’hui. Cette responsable politique est peut-être l’exception qui confirme la règle. Si les femmes kanak sont entrées dans les hémicycles provinciaux, territoriaux ou les conseils municipaux, elles endossent encore très rarement les plus hautes fonctions. Le marché du travail, quant à lui, leur accorde de plus en plus de place aux femmes, toutes ethnies confondues, même si leur part dans l’emploi salarié, de 47,6 % en 2015, ne pro-

femmes sont bien souvent ignorées. Le texte fondateur a beau insister sur le fait que « la femme est l’être sacré qui donne la vie », il la cantonne dans le même temps à l’éducation des enfants et la « vie familiale », des missions qui sont toutefois de première importance. Son « rôle d’assise et de cohésion sociale dans la famille et le clan » peut être interprété de manière assez diverse. On peut notamment le voir comme celui de rester à la maison et de se concentrer sur les enfants, la cuisine et le ménage, les autres domaines relevant de la responsabilité de l’homme. Cette répartition des « tâches » et le principe qui veut que ce soit le clan de l’homme qui reçoive la femme, conduisent à un important déséquilibre au niveau des possessions. Concrètement, certaines femmes se retrouvent complètement démunies lors du décès de leur mari. Cette question importante des droits et

« la femme est l’être sacré qui donne la vie » gresse que lentement depuis des années. Le coût élevé des crèches et le peu de soutien des pouvoirs publics sont des freins qui ont été récemment amélioré, d’autant que les bouleversements sociaux modifie les rapports intergénérationnels, notamment en raison de l’importante mobilité vers les centres urbains et l’emménagement dans des logements individuels. Mais de manière générale, dans le monde du travail, les femmes ne représentent que deux cadres sur cinq et à peine 30 % des postes de direction. Il reste donc encore du travail à accomplir notamment sur la question de la formation professionnelle. En 2009, 60 % des femmes kanak et océaniennes, n’avaient aucun diplôme, contre 20 % des femmes d’origine européenne.

En attendant l’évolution des statuts coutumiers

Sur le plan coutumier, la Charte du peuple kanak, qui pose les principes fondamentaux de la civilisation kanak, explique clairement que la société coutumière est patriarcale. Un principe qui a de nombreuses conséquences sur la place de la femme, dans la succession, mais plus généralement dans la prise de décision au niveau coutumier. Pour faire simple, les femmes n’ont tout simplement pas voix au chapitre. Les idées émises par les conseils de

de la succession a été au cœur de la réflexion des sénateurs coutumiers. En avril 2015, ils ont déposé un projet de loi du pays sur le bureau du Congrès, visant, entre autres, à protéger les femmes et mettre un terme à « des pratiques déviantes ». Le projet de loi permettra par exemple à une veuve d’être maintenue dans son logement, pour peu qu’elle ne « se remarie pas avec un homme d’un autre clan ». De même ses droits

sociale. Elle expliquait recevoir régulièrement des jeunes femmes en pleurs à qui l’on venait d’annoncer qu’elles allaient se marier.

À chacun sa politique

Si les principes sont écrits noir sur blanc, la réalité est tout de même très différente. Comme le souligne la collaboratrice à la condition féminine, nous sommes toujours en « phase de sensibilisation ». Un propos qui peut paraître étonnant et qui donne matière à s’interroger sur la pertinence des ateliers organisés à chaque journée de la femme et censés déboucher sur des diagnostics. La théorie des genres a beau être une chose relativement nouvelle, les inégalités hommes-femmes ne le sont pas vraiment. Les choses bougent donc relativement peu et si l’on en croit l’Inventaire des capacités institutionnelles à intégrer la dimension du genre dans les politiques et programmes publics en Nouvelle-Calédonie, analyse publiée par la CPS en 2014, sans une réelle volonté des acteurs politiques, l’avancée des dossiers restera difficile. Ce travail mettait notamment en lumière le « manque de clarté quant aux missions des différents acteurs », tout comme un manque de coordination entre les différents dispositifs à l’échelle du territoire. L’actualité l’illustrait une nouvelle fois, avec un remaniement complet, début mars 2016, de la condition féminine de la Province sud et de la présentation de son propre plan stratégique après celui du gouvernement en 2015.

« le mariage coutumier est, aujourd’hui, un choix accompli par un homme et une femme ». acquis avec son époux sous le régime du droit commun ne pourront être remis en cause. Un point crucial qui concerne notamment des biens acquis en dehors des terres coutumières. Sur le mariage, la Charte pose un principe qui n’allait pas de soi jusqu’à présent. Elle indique que « le mariage coutumier est, aujourd’hui, un choix accompli par un homme et une femme ». Une phrase qui suppose que le choix est délibéré de la part de l’homme, comme de la femme. À l’occasion de la conférence de Rolande Trolue sur les genres, la collaboratrice du gouvernement en charge de la condition féminine a été apostrophée par une travailleuse

Mais tous ces plans, objectifs ou encore feuille de route, n’intègrent que peu, voire pas du tout la dimension culturelle. Il s’agit pourtant d’un élément essentiel de la théorie du genre et qui détermine les manières qui permettront de reproduire les discriminations et les rapports de domination homme-femme. S’il est complexe d’établir des messages et des stratégies différenciées pour les différentes ethnies, l’évolution de la reconnaissance de la femme et de son statut est peut-être à ce prix. (*) Chiffres d’une enquête Inserm menée en 2002 à l’échelle de la Nouvelle-Calédonie.

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Dossier ©Marc Le Chélard

« Les hommes sont plutôt encourageants avec les Mélanésiennes qui souhaitent intégrer le monde du travail. »

L’insertion économique au féminin Si jadis les femmes kanak tenaient essentiellement un rôle d’épouse et de mère, elles se positionnent aujourd’hui au cœur de la vie économique du pays, particulièrement dans le Nord et les îles Loyauté. Entre salariat et création d’entreprise, le monde du travail leur appartient, même si subsistent des disparités avec les autres communautés. Par Aurélie Cornec - Photos Marc Le Chélard

Les femmes d’origine mélanésienne se sont d’abord largement impliquées dans la vie associative, se faisant ainsi une nouvelle place dans la société. Face au succès de ces outils d’émancipation, elles ont alors commencé à tenir des établissements touristiques : accueil chez l’habitant, table d’hôtes, camping, snack... Certaines créent également des micro-entreprises dans le domaine de l’artisanat, de la couture ou d’activités comme les randonnées pédestres. Elles présentent une réelle volonté de s’insérer dans le milieu économique et sont très majoritairement à l’origine des créations d’entreprises, même si la démarche reste toujours concertée avec les hommes. En ce qui concerne le salariat, elles sont de plus en plus nombreuses à y trouver une place malgré des écarts notables avec les

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autres communautés. « La part des femmes qui ont un emploi a augmenté en 20 ans : sur 100 femmes, 51 ont un emploi en 2009, elles n’étaient que 40 en 1989. Cette progression concerne toutes les communautés », souligne l’Isee (Institut de la statistique et des études économiques) dans son enquête Femmes de Nouvelle-Calédonie. Une évolution tempérée par un autre chiffre : sur 100 femmes, 42 ont un emploi parmi les Kanak et les Océaniennes, contre 64 parmi les Européennes et les Asiatiques. Un écart qui s’explique en partie par le niveau d’études. « L’absence de diplôme expose au chômage et les femmes kanak sont particulièrement concernées », affirme l’Isee. Sur plus de 4 000 femmes en situation de chômage en 2009, presque 3 000 étaient en effet d’origine mélanésienne.

Financer son autonomie

À l’instar de Lizy, originaire d’Ouvéa, elles sont de plus en plus nombreuses installées à Nouméa et gagnant leur indépendance. « Je suis une femme active et indépendante depuis ma séparation d’avec le père de mon enfant. J’ai dû prendre les choses en main, trouver vite un emploi et travailler comme une folle afin de pouvoir payer un appartement pour mon fils et moi », confie-t-elle. La jeune femme de 31 ans a réussi son pari et cette expérience a fait d’elle une femme forte et fière. Elle assure ne pas avoir connu de difficultés liées à ses origines pour trouver un emploi. « J’ai toujours su faire preuve de motivation en tant que femme kanak, j’estime même que cela constitue un atout : je représente mon origine dans mon lieu de travail parmiles autres femmes. Cela


ment, suivis des transports et du commerce », commente Isabelle Laran, directrice d’Initiative Nouvelle-Calédonie. Parmi les nombreux projets féminins soutenus par l’association, Valenka Tiaouniane a créé sa propre société de transport de personnes à Koné. « Après avoir été salariée et intérimaire, j’ai décidé de me lancer à mon compte. Je me suis inscrite à la Chambre de métiers et de l’artisanat, j’ai passé

Sur 100 femmes kanak, 60 n’ont aucun diplôme pas uniquement au sein d’un foyer », assuret-elle. Par ailleurs, la jeune femme ne déplore aucune misogynie sur le sujet : « Les hommes sont plutôt fiers et encourageants avec les femmes mélanésiennes qui souhaitent intégrer le monde du travail. »

Femmes et entrepreneurs

Quid du travail au champ ?

Sur 100 femmes kanak, 44 ont une activité agricole pour leur consommation personnelle. Elles cultivent d’autant plus qu’elles sont au foyer, au chômage ou retraitées. Néanmoins, sur 100 qui ont un emploi, 34 cultivent en parallèle. Cette autoproduction concerne très majoritairement la communauté kanak. Source Isee

Le top 4 des métiers exercés par des femmes kanak - Employé de services aux particuliers (femme de ménage, garde d’enfant...). - Employé de la fonction publique (agent administratif…). - Enseignant du primaire. - Ouvrier non qualifié de type artisanal (couturière, commis de cuisine, jardi nier...).

©Marc Le Chélard

Outre l’activité salariée, les femmes d’origine mélanésienne sont porteuses de projets et n’hésitent plus à se lancer dans l’aventure de l’entrepreneuriat. « Généralement, elles ont des projets un peu plus “petits” que ces messieurs : 10 millions de francs CFP en moyenne contre 11,5 pour les hommes, l’âge moyen reste identique (40 ans) et elles s’orientent en majorité vers des projets de restauration/héberge-

le permis Transport routier des personnes puis demandé une subvention à la Province nord. J’ai ensuite contacté Initiative Nouvelle-Calédonie qui a permis à mon projet de voir le jour », résume-t-elle. Valenka achète un premier véhicule en 2013 puis un second cette année. Son entreprise, qui intervient sur la zone VKP et l’ensemble de la province Nord, se développe et cela semble tout naturel. « Il n’y a plus de différence entre hommes et femmes dans le domaine. Dans mon entourage, j’ai d’ailleurs plusieurs exemples de femmes kanak qui se sont lancées. » Elle estime en effet avoir été bien accompagnée par les collectivités et les associations, et encourage les autres femmes à suivre cet exemple : « Il ne faut surtout pas avoir peur, il faut simplement essayer ! », conclut-elle.

Dossier

donne un bon exemple. » Au sein de sa famille, hommes et femmes travaillent sans distinction. « Aujourd’hui, les femmes se mettent au travail qu’elles soient en couple, célibataires ou mères célibataires. Elles ont besoin de travailler pour subvenir à leurs besoins quotidiens ou pour aider l’homme, et ainsi faire preuve d’autonomie et montrer de quoi elles sont capables. Il s’agit surtout d’exister au sein d’une société,

Sur 100 femmes kanak qui travaillent, 70 sont employées ou ouvrières, 20 sont cadres ou de professions intermédiaires.

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Dossier

Lysiane Boula

Femme de loi et de coutume

Lysiane Boula est l’une des cinq femmes assesseurs coutumiers de Nouvelle-Calédonie. Entêtée, persévérante et passionnée par le droit, elle a su se faire une place au sein du tribunal de première instance où elle siège depuis plus de 15 ans.

Texte et photo Virginie Grizon

visionnaire de penser à une femme mais sur le moment, j’étais surprise. » Pourtant, Lysiane Boula est la candidate parfaite. Elle a suivi des études d’économie et possède quelques notions de droit administratif et pénal, une discipline qui la fascine totalement. Après des années d’exercice, sa vision a évolué. « Les assesseurs coutumiers ne jugent pas, nous sommes là pour comprendre les gens et les aider à surmonter leurs difficultés. Concrètement, le juge mène les débats mais nous posons des questions et ça nous arrive de nous exprimer dans notre langue pour des choses importantes. » Parallèlement à son rôle au tribunal, elle enseigne en classe de Segpa au collège Laura Boula de Lifou. Elle retrouve d’ailleurs certains de ses élèves au tribunal. « Comme ça, je peux les aider dans différents aspects de leur vie », sourit-elle. Ce rôle « charnière » lui colle à la peau. *Le dispositif des assesseurs coutumiers est prévu par l’ordonnance de 1982 et conforté par l’accord de Nouméa.

« Quand j’ai une idée derrière la tête, je vais jusqu’au bout ! » Lysiane Boula n’est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds et ses collègues en savent quelque chose. Assesseur coutumier pour l’aire drehu depuis plus de 15 ans, elle est amenée à juger des affaires familiales délicates telles que des séparations douloureuses, des mises sous tutelle ou curatelle, impliquant des personnes de statut de droit coutumier. « Face à ce genre de situations, je pense que ma vision des choses est forcément différente de celle des hommes car je suis aussi maman de quatre enfants. D’ailleurs, mon point de vue est aussi respecté que celui des hommes », préciset-elle. Être une femme dans ce milieu très masculin serait même un atout. « Les femmes n’aiment pas se confier aux hommes pour des problèmes personnels ou intimes. Aujourd’hui, à Lifou, on vient me demander conseil sur des points particuliers, une certaine confiance s’est instaurée. » Belle-fille du grand chef Henri Boula du district de Lössi, elle met un point d’honneur à respecter sa place au sein 44

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de son clan et de sa tribu, c’est un élément essentiel à son équilibre. « Mon mari est le fils cadet du grand chef, je ne fais pas partie du clan privilégié, je joue coutumièrement un rôle charnière. » Hasard ou pas, c’est aussi ce rôle qu’elle endosse au tribunal lorsqu’il s’agit d’aider le juge à prendre des décisions.

Un système à construire

Si aujourd’hui les personnes souhaitant devenir assesseurs coutumiers doivent en faire la demande auprès des aires coutumières, ce n’était pas le cas lorsque le dispositif a été mis en place*. « À Lifou, il a fallu du temps pour que cela fonctionne. Nous étions très méfiants car le principe de juger quelqu’un de cette manière est totalement inconnu dans la culture kanak », explique Lysiane Boula. À la fin des années 90, le juge Birgy peine à recruter des assesseurs coutumiers. Lorsqu’il en fit part au grand chef Boula, ce dernier décida de lui apporter son aide en nommant Lysiane, sa belle-fille. « Je n’ai pas eu le temps de dire non. Aujourd’hui, je reconnais qu’il était

Seulement cinq femmes sur une soixantaine d’assesseurs coutumiers Les assesseurs coutumiers sont nommés par les aires coutumières. Les personnes choisies sont ensuite proposées à la cour d’appel qui, tous les deux ans, valide ou non leur nomination ou leur maintien dans le dispositif (les personnes nommées devront notamment avoir un casier judiciaire vierge). Très peu de femmes proposent leur candidature auprès des aires coutumières mais la tendance évolue. Actuellement seulement 8 % des assesseurs sont des femmes.



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Reconnaissable à son chambranle logotypé, la marque Terre d’Origine reflète l’âme et symbolise l’identité de la Nouvelle-Calédonie. Dans le respect des traditions culturelles du Pays.

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Terre d’Origine, l’âme du pays

Née au cœur de la Nouvelle-Calédonie, Terre d’Origine puise son inspiration créatrice dans la culture mélanésienne et océanienne. Mariant modernité dans ses lignes et authenticité dans ses représentations, la marque a choisi le chambranle comme emblème. Positionnés à l’entrée de la case kanak, de chaque côté de la porte, les deux chambranles symbolisent les gardiens des lieux. L’un appartient au clan maternel, l’autre au clan paternel. Le haut de la sculpture en bas-relief représente généralement un visage humain, celui de l’ancêtre qui veille, serein, sur le clan. Un même respect des traditions que l’on retrouve au fil des collections identitaires de Terre d’Origine.

Au patrimoine commun

Celles-ci invitent à un voyage sensoriel et harmonieux à travers le patrimoine naturel et culturel de notre pays. Dimension symbolique de la flèche faîtière au sommet du toit de paille, mystères des essences peuplant la forêt humide, sourire lumineux de la fleur d’hibiscus, parfum musqué des terres sauvages du Grand Sud… La marque plonge au cœur de la Nouvelle-Calédonie. Celle qui puise ses racines dans la fusion de la montagne et du lagon. Celle qu’on aime, dont on cultive l’art de vivre, qui nous enivre et qu’il nous faut préserver. Robes, tee-shirts, pantalons, shorts, tops, jupes, paréos… tous les produits de prêtà-porter – enfant, femme et homme – de Terre d’Origine déclinent cette exceptionnelle richesse. Avec de nouvelles créations tous les ans, les différentes collections de la marque s’inscrivent une à une dans l’héritage collectif du pays. Terre d’Origine gardienne du patrimoine commun, à l’image des chambranles gardiens de la case commune. Lieux de vente : boutiques souvenirs, curios, grandes surfaces… Produits disponibles sur le Grand Nouméa, en Brousse et dans les Îles.

En broderie, en impression, sur l’étiquette…, tous les vêtements de Terre d’Origine sont identifiés par l’emblème de la marque, un haut de chambranle logotypé.

Trois autres collections

TEEPRINT commercialise aussi la marque « Esprit de Nouvelle-Calédonie », davantage tournée vers le bambou gravé et le patrimoine ancestral. Par ailleurs, elle fabrique sous licence la gamme « Brousse en folie » de Bernard Berger et imprime, également sous licence, les produits « Tricot rayé ».

Tournée vers l’export

Spécialisée dans l’impression textile et la broderie, TEEPRINT est dépositaire de la marque Terre d’Origine depuis une dizaine d’années. À l’origine, la volonté de proposer enfin des produits d’identité calédonienne et mélanésienne sur un marché occupé jusque-là par l’offre polynésienne. L’opportunité de promouvoir la culture du pays, tout en valorisant les créations et le savoir-faire de l’entreprise au milieu d’une filière extrêmement concurrentielle. Aujourd’hui, Terre d’Origine a conquis le marché calédonien et commence à rayonner sur le Pacifique Sud avec la gamme Terre d’Origine Wallis-et-Futuna et Terre d’Origine Vanuatu. PALABRE COUTUMIER

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Dossier

« Le droit coutumier doit évoluer pour protéger les femmes »

Dans son ouvrage La coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie, Régis Lafargue, ancien magistrat à Nouméa, écrivait à propos du statut coutumier que ce dernier « est fondé sur un privilège de masculinité et un principe de primauté quasi-absolue du groupe sur l’individu ». Depuis plusieurs années, la valorisation de la coutume jusque dans ses aspects juridiques occulte souvent le fait que les femmes kanak sont les principales laissées pour compte de ce statut. Par Elif Kayi - Photo SG

Les discriminations vécues par les femmes kanak se concentrent principalement autour des questions familiales. Ainsi, dans un mariage coutumier, l’épouse n’est pas partenaire du nouveau couple formé, mais l’objet d’une transaction. Une femme maltraitée, qui trouve refuge auprès de son clan d’origine, se verra en règle générale renvoyée chez son époux si celui-ci ne vient pas la chercher. Concernant le divorce, les pratiques en vigueur prévoient la « dissolution du mariage », mais la procédure reste exceptionnelle. Pour Sané Ajapuhnya, juriste auprès du cabinet en droit coutumier Golinöj, les familles monoparentales, composées de femmes seules avec un enfant, sont particulièrement affectées par les restrictions posées par la coutume. « La coutume ne reconnaît pas un enfant “seul”, c’est-à-dire vivant uniquement avec sa mère. En langue, on les appelle “enfants de la route” », explique-t-il. Ces enfants sont adoptés par les oncles maternels, condition nécessaire pour

Le statut de la femme au regard du droit coutumier est précaire que l’enfant trouve sa place dans la famille. « Il faut faire évoluer les règles de la coutume pour que ces enfants puissent avoir leur place et prendre leurs responsabilités au sein de la famille et du clan, sans avoir besoin d’être adoptés », poursuit-il. Si ces enfants ne sont pas reconnus sans être adoptés par les oncles maternels, c’est avant tout parce que le statut de la femme au regard du droit coutumier est précaire. Ses responsabilités sont extrêmement limitées, et si elle ne peut ni être grand chef, ni chef de clan, elle ne peut pas non plus être chef de famille.

Un droit commun plus protecteur

On observe un paradoxe dans la législation et les politiques actuelles. La coutume est fortement encouragée – avec tous les aspects

discriminatoires que celle-ci peut comporter –, alors qu’en même temps, les femmes revendiquent de plus en plus leur droit à l’égalité. Pour ces dernières, le recours au principe d’égalité passe parfois par la justice non coutumière. Au contraire des hommes, un nombre non négligeable de femmes kanak demandent à sortir du statut coutumier et à recourir à la justice de droit commun, en particulier dans les cas de violences conjugales et sexuelles. « Pour les femmes, le droit commun est plus protecteur, commente Sané Ajapuhnya. Mais je ne crois pas que ce soit nécessairement une bonne chose de recourir à ce droit. Il faut plutôt faire évoluer le droit coutumier afin qu’il devienne protecteur pour les femmes. »

deuxième fois devant un tribunal pour obtenir réparation. Si l’idée de départ était de donner plus de poids aux juridictions coutumières en leur accordant une compétence supplémentaire, elle se soldait par une discrimination flagrante entre les femmes kanak de statut coutumier et les autres, relevant uniquement du statut de droit commun. Peu enclines à devoir raconter une seconde fois leur histoire devant un autre tribunal, de nombreuses femmes kanak préféraient abandonner leur demande en réparation. La procédure a évolué depuis et un « pont » entre les juridictions a été mis en place, évitant aux victimes une deuxième procédure juridictionnelle.

L’important rôle de la jurisprudence

« Toute la société kanak tourne autour de l’homme », rappelle Sané Ajapuhnya. Faire évoluer le droit coutumier requiert d’importants changements structuraux au sein de la société kanak. À l’heure actuelle, ce sont les décisions de justice qui permettent des avancées concernant les droits des femmes. « C’est la jurisprudence qui fait bouger les choses, car il y a peu de textes en droit coutumier. » Cette situation pose la question de la séparation des pouvoirs. « On peut effectivement se demander s’il est juste que ce rôle incombe aux juges plutôt qu’aux élus qui, somme toute, sont là pour ça », conclut Sané Ajapuhnya.

Une double procédure pour les victimes de violences

Pour les femmes kanak, il arrive que la discrimination vienne des juridictions de droit commun. Ce fut le cas avec la Cour de cassation qui, dans deux avis en 2005 et 2007, avait statué que lors d’une instance pénale opposant des citoyens de statut civil coutumier, la réparation du dommage subi par la victime relevait de la coutume. En temps normal, c’est la juridiction pénale qui se prononce sur la demande de dommages et intérêts. Avec ces avis, la Cour imposait donc à la victime de repasser une

La Constitution française, à travers l’article 75, permet à certains citoyens de conserver un statut civil coutumier. C’est par exemple le cas des Kanak de Nouvelle-Calédonie. Ainsi, un Kanak peut soit être soumis au statut de droit coutumier, soit adopter le statut de droit commun. L’article 13 de la loi organique prévoit que toute personne de statut civil coutumier peut renoncer à ce statut au profit du statut civil de droit commun. S’il relève du droit coutumier, un Kanak peut porter le litige devant une juridiction, assistée d’assesseurs coutumiers, et relevant de son aire coutumière. La juridiction chargée des affaires coutumières ne traite que des affaires foncières et du droit de la famille. Les affaires pénales relèvent de la compétence des tribunaux de droit commun.

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Dossier

Violences faites aux femmes : stop !

Dans le cadre de sa politique publique, la Province nord lutte contre toutes les formes de violence faites aux femmes. Nombreuses sont encore les victimes de maltraitance, notamment dans le Nord, en 2015. La manière de « mieux valoriser leur rôle et leur place, accompagner, protéger », a été au cœur des réflexions menées lors du colloque organisé en novembre dernier, à Koné. Un temps de bilan, de recommandations et de propositions. Texte et photos Claudine Quéré

Quatre cent cinquante dépôts de plainte ont été enregistrés à Koné et à Poindimié en trois ans, tel est le bilan des brigades de la gendarmerie de la province Nord. En matière de violences conjugales, + 2,6 % à Koné et + 9,6 % à Poindimié, depuis 2014. En métropole, une femme sur dix est quotidiennement en souffrance. En Nouvelle-Calédonie, c’est une sur quatre. « Un constat préoccupant, souligne Michel Sallenave, représentant du haut-commissariat dans le Nord. À force de détermination et de volonté, on constate des avancées depuis 2002 et 2010, dates des précédentes concertations. Il reste cependant beaucoup à faire, les mentalités doivent encore évoluer. » La parole se libère, les dispositifs se mettent en place. État, provinces, coutumiers, société civile se mobilisent contre cette délinquance domestique. Centre d’accueil pour les femmes en difficultés à Voh ou Maison Kabar à Poindimié, permanences juridiques, points d’information sont autant d’initiatives portées par les différents acteurs. Une maison de la femme est en projet sur la zone VKP, tout comme une initiative du gouvernement, à Ponérihouen.

Orientations

Lors du colloque, de nombreux ateliers se sont tenus pour établir des axes de travail, faire le point sur le réseau d’accompagnement, les dispositifs, réfléchir à la pertinence de l’action locale. « Nos regards et nos comportements doivent changer, souligne Giselle Oudaré, chef de service à la Mission de la femme de la Province nord. Mais au fond, il existe un formidable espoir d’amour, de compréhension et de partage. » « C’est un sujet qui remue la société depuis sa base, un phénomène qui ne semble pas fléchir, constate le sociologue, Jone Passa. Les violences s’inscrivent dans la sphère privée, il faut travailler sur l’identité et l’éducation. » « Dans l’organisation coutumière, il faut créer du lien, soutenir la formation, mettre en place des espaces d’échanges, de régulation », glisse Clothilde Tein-Weiawe, présidente de la Fédération des femmes de Kaala-Gomen. Afin de mener une politique volontariste, un 50

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schéma provincial de lutte contre ce fléau devrait voir le jour. Nadeige Faivre, 3e vice-présidente de la Province nord : « La nécessité d’un observatoire de la condition féminine et des

violences intrafamiliales est apparue comme une évidence. Il faut donner aux personnes la capacité d’agir et les aider à faire valoir leurs droits. Prévenir et éduquer », a-t-elle conclu.

Belep, Touho, Kaala-Gomen, Houaïlou, Kouaoua, Koné... Les délégations de femmes de la province Nord ont été reçues à l’hôtel de la Province. Les élues du Sud étaient présentes aussi, avec Marie-Françoise Hmeun, élue provinciale, ou encore Henriette Pujapujane, présidente de la commission des femmes des îles. Nicole Robineau, présidente des droits de la femme et de la famille au congrès, avait fait le déplacement.

Partir de l’existant pour relever les besoins Améliorer la prise en charge des victimes et de la famille dans sa globalité, former à l’écoute active, mettre en place une aide psychologique et des référents sont de nombreuses pistes de travail. En tribu, un chef de clan pourrait être nommé pour créer de la médiation. « Des initiatives voient le jour mais les femmes méconnaissent trop souvent leurs droits et leurs possibilités », a constaté Giselle Oudaré, chef du service de la Mission de la femme. Un appel a été lancé pour créer des temps de bilan intermédiaires au colloque qui a lieu tous les cinq ans. Des concertations pourraient s’organiser tous les deux ans.

SOS Écoute Ce service pourrait fonctionner 24h/24 dans un avenir proche. Solitude, détresse, souffrance... Un numéro vert, anonyme et gratuit est mis à disposition pour écouter, informer, soulager, orienter tout Calédonien sur l’ensemble du territoire. Contact 7j/7 : 05 30 30 Du lundi au samedi de 9 h à 21 h ; dimanche de 9 h à 13 h et de 17 h à 21 h.



Société

Assises de la santé Do Kamo, l’être épanoui

« Ce qui se fait pour moi, mais sans moi, se fait contre moi. » La santé n’est pas uniquement une affaire de spécialistes ou d’experts, elle concerne tout un chacun. Élus, professionnels, associations, représentants des chefferies ou encore jeunes, mamans des tribus… Près d’une centaine de personnes ont participé au dernier volet des Assises de la santé. Sous l’égide du gouvernement, la journée s’est déroulée le 5 septembre 2015 au complexe culturel de Koné.

Texte et photos Claudine Quéré

Faisant suite au séminaire de Lifou (le 26 août 2015) puis de l’université de la NouvelleCalédonie (le 29 août), les Assises de la santé ont proposé ateliers et thématiques transversales. Des micros-trottoirs avaient été initiés au préalable, jusque dans le Grand Nord, afin de recueillir une parole qui ne laisse personne

en marge. « Notre volonté a été d’inclure toutes les communautés, les quartiers, les tribus afin de faire remonter les problématiques », a déclaré Pierre Wélépa, consultant pour NOD conseils et ingénierie des politiques publiques. Les jeunes du département de musique traditionnelle, mené par son directeur Hervé

Lecren, ont présenté un travail tout aussi sérieux sur la musicothérapie. « Le son kanak est fonctionnel avant d’être un divertissement, ontils expliqué. L’objectif est la reconnaissance de notre pratique et de notre pharmacopée. Il faut instaurer des passerelles entre le conventionnel et les tradipraticiens. »

La Province nord et ses élus ont soutenu la mise en place des Assises de la santé à Koné en septembre dernier. Le plan Do Kamo à été voté à l’unanimité par le Congrès, le jeudi 24 mars 2016.

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Société Faire mieux avec moins

Un élan participatif

Valentine Eurisouké, en charge de la santé, de la jeunesse et des sports, a évoqué son souhait de « voir la santé pensée de manière transversale. Il faut développer une santé de relations, au cœur des politiques publiques », a-t-elle déclaré. Dans la logique du discours de politique générale, prononcé au congrès le 13 avril 2015 par le président du gouvernement, les Assises visaient à produire le matériau nécessaire à la mise en place d’une stratégie pour les dix prochaines années. « Un état des lieux avait été organisé en 2012. Aujourd’hui, il s’agit d’une concertation publique. Nous devons œuvrer collectivement pour construire un pays en bonne santé avec des êtres épanouis, responsables et solidaires ; c’est le principe même du Do Kamo. » Dans un contexte économique plutôt morose, les Calédoniens font en effet face à de nombreuses difficultés sanitaires et sociales, leur santé se dégrade. Mauvaise hygiène de vie, réflexes alimentaires inadéquats, consommation massive d’alcool et de sucre… Plus de la moitié de la population est en surpoids, avec 26 % d’obèses et 8 % de diabétiques. Dans le Nord, les indicateurs sont particulièrement alarmants. Prendre en compte les réalités socioculturelles de chacun, placer l’usager au cœur du système, avoir une vision participative soutenable, durable et équitable, telles étaient les ambitions du colloque. Les participants, force de propositions, ont fait preuve d’une grande implication en vue d’améliorer le système de santé. Ce premier séminaire a rempli toute sa mission : capter la parole des Calédoniens. Le public a adhéré au concept du Do Kamo, qui a guidé la manifestation. « “L’être épanoui“ en langue ajië est l’élément moteur qui manquait jusqu’à présent dans nos réflexions », a conclu la ministre. Porter le projet auprès des institutions, lui donner vie, sera probablement tout l’enjeu à venir.

* Maîtrise des dépenses et modèle économique du système de santé ; optimisation par mutualisation des données, moyens, actions et suivi de l’état de santé des Calédoniens ; promotion et éducation pour la santé face aux comportements à risques et aux maladies non transmissibles ; recherche-développement, formation et économie de la connaissance, articulées avec les patrimoines immatériels océaniens.

Cent milliards dépensés annuellement pour la santé, c’est le chiffre annoncé par la ministre de la Santé, de la Jeunesse et des Sports. « Notre système est performant, nous sommes parmi les pays les plus développés de la zone Pacifique, mais cela coûte cher, a déclaré Valentine Eurisouké. Il importe de faire émerger et d’impulser une gouvernance nouvelle et forte à travers l’évaluation des pratiques. Il faut réfléchir à son efficience, sa cohérence, son efficacité, sa pertinence. »

Agroalimentaire Trouver des ressources, optimiser, innover... « En tant que producteurs de denrées alimentaires, contributeurs aux comptes sociaux et usagers des services calédoniens, les industries agroalimentaires ont souhaité prendre part aux assises », a déclaré Hervé Martin, de la société Le Froid. La Fédération des industries de Nouvelle-Calédonie insiste pour qu’une politique d’économie de la santé soit associée à celle de la santé. « Il faut maintenant évaluer ce que nous pouvons nous payer et non pas raisonner en sens inverse. » Depuis 2008, la FINC propose des alternatives, encourage la production locale. « Grâce à cet accompagnement auprès des 2 400 industriels, les teneurs en sucre de certains produits ont baissé de 35 %. »

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Publireportage

La CCI au plus près des entreprises Le Plan stratégique de développement de la CCI pour la mandature 2015-2019 répond aux besoins des acteurs économiques du territoire, tant en termes d’accompagnement et de formation, que d’aide au développement et de défense des intérêts des entrepreneurs.

Donner un nouvel élan à l’esprit pionnier

L’esprit pionnier, qui a fait de la NouvelleCalédonie une terre d’entrepreneurs, est aujourd’hui freiné par un contexte éco-nomique tendu et une règlementation complexe : volonté d’entreprendre entravée, isolement des entrepreneurs, problèmes de financement. Pour apporter des réponses concrètes, la CCI développera 3 projets : la simplification des démarches administratives, la constitution et l’animation de réseaux d’entrepreneurs sur tout le territoire, et la diversification des modes de financement des entreprises.

territoire a une carte importante à jouer en matière de développement du tourisme, et tout particulièrement celui de croisière. À l’image du district de Wetr à Lifou qui est devenu un modèle de référence avec des retombées financières liées à la croisière qui sont de l’ordre de 200 millions de francs par an ».

© Marc Le Chélard

5 axes prioritaires riches de 13 projets ont ainsi été choisis pour être au cœur des actions de la Chambre. Ainsi que l’affirme Jennifer Seagoe, présidente de la CCI « accompagner, écouter, promouvoir et représenter les entreprises calédoniennes, au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, reste notre priorité ».

Contribuer au développement de la Nouvelle-Calédonie Adapter les infrastructures afin de répondre au développement du territoire, former les jeunes Calédoniens afin que les entreprises bénéficient d’une main d’œuvre compétente et qualifiée : autant de missions pour lesquelles la CCI joue déjà un rôle majeur et dont l’expertise est reconnue. 3 projets seront mis en place dans cet axe de travail : adapter la formation des jeunes à l’évolution des métiers et des besoins, gérer les aéroports de Koné et Lifou, et assurer la gestion et l’exploitation de la gare maritime.

Accompagner l’entreprise à chaque étape de son développement

Au-delà de la création, un chef d’entreprise a besoin d’être conseillé, formé et soutenu au quotidien, et ce sur le long terme. La CCI veut plus que jamais donner aux entreprises les clés d’un développement pérenne. 3 projets viennent répondre à cette volonté : renforcer l’accompagnement personnalisé des entrepreneurs, proposer des offres de formation en adéquation avec les besoins des entreprises et le marché de l’emploi et profiter des enjeux environnementaux pour en faire des leviers d’innovation et de développement en promouvant l’économie circulaire. Ainsi par exemple, la CCI, en partenariat avec la province Nord et la Caisse des dépôts et consignations, a mis en place, à destination des petites entreprises de la côte océanienne et du sud minier, un dispositif d’accompagnement en gestion. Ce dispositif, grâce à une professionnalisation des structures impliquées, participera à leur pérennisation. 54

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Jennifer Seagoe, présidente de la CCI

Agir pour diversifier l’économie Aujourd’hui plus que jamais, la dépendance de notre économie au nickel est un frein pour le développement du territoire. La CCI souhaite contribuer au développement de filières innovantes avec 3 projets : la dynamisation et la valorisation du secteur du tourisme, la structuration du tourisme de croisière et l’identification des différents potentiels de croissance du secteur maritime. La présidente de la CCI se dit « convaincue que le

Représenter, défendre et promouvoir les intérêts des ressortissants de la CCI L’actualité de cette année 2015 a démontré combien les entreprises ont besoin de faire entendre leur voix auprès des institutions afin que leurs intérêts soient bien compris et défendus. C’est pourquoi la CCI compte accentuer ses actions afin de porter et défendre les sujets phares des entrepreneurs en assurant ainsi un dialogue constructif entre ces derniers et les institutions. De même la Chambre souhaite continuer à être un partenaire privilégié des pouvoirs publics sur les mises en place des réglementations.

CONTACTS : CCI Nouméa : Tél. 24 31 00 / cci@cci.nc - CCI Bourail : Tél. 44 11 90 / bri@cci.nc CCI Koné : Tél. 42 68 20 / kne@cci.nc - CCI Koumac : Tél. 42 36 15 / kmc@cci.nc CCI Poindimié : Tél. 42 68 20 / kne@cci.nc www.cci.nc / CCI de Nouvelle-Calédonie


Société

Deux jours pour réinventer la démocratie en Mélanésie

Des professeurs de droit, des ethnologues, des historiens, mais aussi des personnalités du Monde kanak ou de la politique ont échangé fin décembre 2015 sur la démocratie en Mélanésie. Ce colloque visait à interroger deux modèles de gouvernance bien différents. Et, pourquoi pas, apporter des pistes pour les rapprocher...

Texte et photo Théo Rouby

La démocratie serait-elle une fleur exotique qui a du mal à s’acclimater dans les mers du Sud ? C’est comme cela que la présentait l’anthropologue fidjien Epeli Hau’ofa. Cette question a récemment animé deux journées de colloque sur la démocratie en Mélanésie à Nouméa. Les 17 et 18 décembre 2015, des chercheurs, mais aussi des personnalités du monde kanak et de la sphère politique, sont intervenus à la Communauté du Pacifique. Les échanges donneront lieu à la publication d’un livre très prochainement (1). La Maison de la Mélanésie (lire ci-contre), à l’origine de l’événement, compte ainsi poser une pierre solide dans le vaste chantier de la construction de la Nouvelle-Calédonie.

La tradition du palabre

« Le but de ce colloque était d’évoquer la possibilité d’une démocratie à la mélanésienne », précise Jean-Yves Faberon, professeur de droit public chargé de coordonner l’événement. Car il semblerait que ce concept ne va pas de soi ! L’idée de la démocratie s’est construite dans l’hémisphère nord, dans un contexte bien différent des sociétés du Pacifique. D’abord dans les berceaux de l’antiquité grecque et latine. Puis au cours des révolutions américaines et françaises, qui lui ont donné sa forme la plus récente. La démocratie se caractérise aujourd’hui par une majorité qui a le pouvoir et une minorité qui a peu de poids. Cette minorité a néanmoins le droit de s’exprimer et de prétendre à remplacer la majorité en place.

Les mesures de discrimination positive (programme 400 cadres, statistiques ethniques) ou la décentralisation du pouvoir à travers les provinces sont des dérogations aux principes de la République française, mis en place pour donner plus de poids au monde kanak.

deux modèles de gouvernance bien différents que le colloque sur la démocratie en Mélanésie se propose de réconcilier. Ou du moins il tente de donner des pistes pour y parvenir...

Le modèle calédonien Heureusement, la Nouvelle-Calédonie ne part pas de zéro. Elle aurait peut-être même pris un peu d’avance sur certains de ses voisins de l’arc mélanésien. Les différents processus d’accords peuvent effectivement être vus comme des formes de Palabres. En décidant de créer trois provinces en 1988, on aurait ainsi trouvé un moyen de donner plus de pouvoir

L’idée de la démocratie s’est construite dans l’hémisphère nord. « On se rend compte que chez les peuples du Pacifique, et notamment en Mélanésie, ça ne fonctionne pas du tout comme ça », poursuit le docteur en droit. « La tradition est celle du Palabre, qui consiste à échanger jusqu’à obtenir un consensus. » C’est-à-dire que l’on cherche à trouver un accord qui rapproche au mieux la majorité et la minorité. Ce sont ces

aux indépendantistes, devenus minoritaires au fil de l’histoire. De même, le principe du comité des signataires fixerait une forme de Palabre régulier, pour avancer sur les questions qui coincent le plus. Le fonctionnement interne du Sénat coutumier donnerait lui aussi de bonnes pistes sur ce que pourrait être une démocratie à la mélanésienne. Il doit en permanence

concilier les intérêts de huit différentes aires coutumières. En deux jours de colloque, plus d’une trentaine d’intervenants se sont succédé. Il n’en fallait pas moins pour s’attaquer à cette question complexe, qui touche au modèle de justice. Les débats entre gouvernance traditionnelle et démocratie d’inspiration occidentale animent encore aujourd’hui les pays indépendants de la région. (1) Diversité de la démocratie en Mélanésie, aux Presses du Centre de recherches Michel de l’Hospital de l’université d’Auvergne.

La Maison de la Mélanésie Fondée en 2008 par l’anthropologue Paul de Dekker, la Maison de la Mélanésie est une association qui vise à rapprocher les travaux de recherche universitaire sur la région. Elle se fixe comme objectif de favoriser « le rayonnement de la France dans les pays de la Mélanésie ». En même temps, elle cherche à favoriser une connaissance « toujours plus approfondie de la Mélanésie en France ».

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Société

Interview Paul Fizin

« Il appartient à la jeunesse kanak de dire qui elle est » Ancien chargé de mission pour le Sénat coutumier, Paul Fizin a travaillé sur le projet de « livre du chemin de la jeunesse kanak ». Il revient sur les enjeux formulés ces dernières années par les principaux intéressés. Texte et photo Théo Rouby

Le Sénat coutumier prépare un « livre du chemin de la jeunesse kanak » visant à identifier les principaux axes de travail avec les jeunes. D’où vient ce projet ? Paul Fizin : Tout commence en 2008 quand Yves Dassonville, le haut-commissaire de l’époque, saisit le Sénat coutumier. Il demande un rapport sur la situation de la jeunesse kanak, qui va sortir en 2009 avec différentes propositions, et notamment la mise en place d’un espace de parole. Le livre sera un prolongement de cet espace de parole ? Ce livre est un récapitulatif des trois congrès de la jeunesse kanak. Il doit permettre de faire des propositions aux institutions compétentes en matière de jeunesse, principalement les communes et les provinces, et aussi aux associations. Il s’agit de demander aux jeunes les points qu’ils souhaitent mettre en œuvre. Il doit aussi nous permettre de mesurer ce qui a été fait ou non.

© Théo Rouby

Pourquoi fallait-il se pencher sur la jeunesse kanak plutôt que sur la jeunesse du pays en général ? D’abord parce que le Sénat est compétent en matière d’identité kanak. Et s’il veut que cette identité se perpétue dans le temps, il doit favoriser tout ce qui touche à la transmission envers la jeunesse. Ensuite, le rapport demandé par le haussariat avait mis en avant que plus de 90 % des prisonniers du Camp Est étaient d’origine kanak alors que les kanak représentent 40 % de la population. Paul Fizin a suivi les trois congrès de la jeunesse kanak qui se sont tenus depuis 2009 à Bangou, Luecila et Unia.

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Société C’est donc aussi un problème d’intégration qu’il s’agit de résoudre ? Celui d’une jeunesse qui a du mal à trouver sa voie entre deux mondes ? Dans le Pacifique, les gens ont toujours été entre deux mondes. Les Kanak ont connu le boom du nickel, les Kanak ont fait la Première Guerre mondiale, les Kanak ont connu la prise de possession... On était déjà entre deux mondes à ces périodes. Je crois que la jeunesse kanak cherche à donner un sens à ce qu’elle fait et à ce qu’elle vit. Dans le préambule du livre, on dit qu’il appartient à la jeunesse de

relle, une société où tout le monde affirme une idée très définie de sa culture, que les Kanak doivent être comme ci, les Vietnamiens comme ça... Cela donne l’impression qu’il y aurait une liste de critères à remplir pour déterminer si on est Kanak ou non.

Trois priorités ont été mises en avant : l’emploi, la culture, la prison.

Ont-ils exprimé un sentiment d’inégalité dans l’accès à l’emploi ? Les jeunes ont effectivement exprimé un malaise en termes d’emploi, l’impression d’avoir moins de chance que les autres quand on se présente à des rendez-vous professionnels. Certains sont trop diplômés, ils ne trouvent pas de travail malgré leurs qualifications. D’autres se disent pas assez diplômés ou mal orientés par rapport à ce qu’ils veulent faire. On a les deux discours. Il faut résoudre une inégalité d’accès à l’emploi. Il faut aussi des formations qui permettent aux jeunes qui le souhaitent de s’épanouir là où ils ont grandi. Un garçon d’Ouvéa avait fait des études de comptabilité alors qu’il n’y avait que trois postes de comptables dans l’île. Il a donc repris une formation d’apiculteur pour faire du miel. Mais quand il était au collège, ce type de travail n’était pas valorisé. On valorise les bacs scientifiques, les filières générales. Et ce ne sont pas seulement les professeurs qui sont responsables, ça questionne aussi tout le système de valeur transmis par la famille.

dire ce qu’est son identité kanak aujourd’hui. Pas l’identité des vieux qui sont nés en 75. Ça, c’est leur identité à eux. Ces jeunes qui sont nés en ville, qui n’ont pas forcément de champ d’igname, dont certains ne maîtrisent pas bien leur langue natale, ça veut dire quoi pour eux être kanak ? Ce n’est pas quelqu’un qui va leur donner la réponse. C’est bien à cette jeunesse de s’affirmer, de reformuler son identité et de dire qui elle est. C’est à la jeunesse kanak de prendre en compte sa richesse – et sa diversité – et de la reformuler en 2016. Qu’est-ce que les jeunes ont exprimé à l’occasion de ces différents congrès ? Un profond malaise peut-être. On dit souvent que la culture kanak est une culture de la parole. Les jeunes reçoivent effectivement la parole. Mais c’est rare qu’ils s’expriment. Par ailleurs, comme on est dans un pays en pleine exacerbation culturelle, beaucoup de gens vont donner leur définition d’une identité kanak. Ils vont dire que c’est avoir son champ d’igname, etc. Du coup, on a une jeunesse qui a du mal à composer avec cette exacerbation cultu-

Quels étaient leurs sujets de préoccupation majeurs ? Trois grandes priorités ont été mises en avant. La première était l’emploi, ensuite la culture et puis la prison, car tous connaissent dans leur entourage quelqu’un qui est allé en prison. Ils ont aussi manifesté une attention particulière aux questions de l’environnement.

Le Sénat arrive-t-il aussi à toucher les jeunes les plus marginaux, pour les aider à reprendre pied ? Ceux qui viennent sont souvent les plus investis, les présidents d’associations par exemple. Mais pas la jeunesse la plus marginalisée. Celle-là ne va pas faire l’effort de monter dans les bus. Elle va avoir plus de mal à s’exprimer, ou alors de manière violente, sur fond d’alcool. Certains sont très révoltés. On a conscience qu’on touche seulement une partie de la jeu-

nesse. Mais l’idée c’est que l’ensemble des recommandations puissent être transmises aux institutions compétentes en matière de jeunesse, et surtout aux associations qui agissent directement sur le terrain. Sur ce cas de la marginalisation, le « monde kanak » n’aurait-il pas sa propre réponse à apporter ? En plus des institutions ? L’idée d’utiliser la culture, de s’appuyer sur des valeurs qui seront reconnues par ces jeunes marginalisés, est beaucoup ressortie. On a commencé un travail avec la cellule Nord du centre pénitencier basé à Koné. Elle fait des démarches pour que des jeunes fassent des travaux communautaires en tribu. Mais on remarque que certains se montrent un peu réticents. Le Sénat coutumier a un maillage, des interlocuteurs. C’est vrai aussi qu’il faut des moyens, des professionnels compétents pour

On a conscience qu’on touche seulement une partie de la jeunesse. expliquer, pour mettre en place un vrai travail, il faut par exemple des éducateurs formés. L’un des points positifs du dernier congrès de la jeunesse kanak à Unia, c’est qu’il a déjà permis de mettre en contact des jeunes avec des responsables associatifs. Il faut faire du lobbying pour convaincre, pour montrer l’intérêt de tels dispositifs. Le livre est en cours de finalisation, mais avez-vous pu commencer un travail avec les institutions ? C’est encore un peu tôt pour parler de la mise en œuvre. Pourquoi ? Car la commission éducation jeunesse a été entièrement renouvelée en 2015 au congrès. La nouvelle équipe doit donc d’abord s’imprégner de ces importantes questions. PALABRE COUTUMIER

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Johanito Wamytan, né en 1980 à Nouméa, a travaillé près de dix ans en métropole.


Société

Johanito Wamytan

Dans l’ombre des artistes calédoniens Son nom de famille est aussi célèbre en politique que dans les arts. Johanito Wamytan avait le profil idéal pour servir la culture du Caillou. À la tête de La Case des artistes depuis 2012, il a usé de toutes ses compétences pour leur préparer un statut professionnel, en faisant bouger les lignes du droit du travail. Texte et photo Théo Rouby

Il pose un dernier regard sur la peinture monumentale de Paula Boi, avant de monter dans l’avion pour Paris. On est en 2003, dans l’aérogare de Tontouta. Johanito Wamytan va poursuivre ses études en Métropole. Il ne sait pas que dix ans plus tard, il mettra ses compétences pointues au service des artistes du Caillou. Mais il emporte dans son voyage le souvenir impérissable de cette toile, « au moins six mètres de large sur quatre mètres de long, c’était formidable de voir cette œuvre exposée dans un tel endroit ».

par les fenêtres à la maison. Quand Johanito commence des cours de saxophone avec Alain Bonnet, il n’a pas son propre instrument. « Mon premier saxo a couté 120 000 francs, se souvient-il. Mon père a fait un petit effort pour me l’acheter quand j’ai eu mon bac. » On est en 1999. Rapidement le jeune homme rejoindra des cousins maternels dans le groupe Joséphine, avec lesquels il partagera ses premières scènes. Vingt ans plus tard, la musique est toujours une histoire de famille, puisqu’il se produit aux côtés de sa femme Ingrid Aucher.

Un profil sur mesure

Un diplôme en ressources humaines

Johanito présente comme un cadre dynamique : carrure de rugbyman – pratique pour encaisser les coups bas – cheveux et barbichette proprement taillés. Depuis 2012, le trentenaire a remué ciel et terre à la direction de l’association La Case des artistes, pour permettre

Mais durant toutes ces années, Johanito a aussi soigneusement entretenu son CV. Son bac +5 en gestion des ressources humaines ne fait pas tout. Sa jeune carrière l’a déjà mis face à plusieurs missions délicates. Notamment en 2008, quand il sera chargé de mettre

« Je ne mélange pas la politique et le travail » à ces derniers de se doter d’un vrai statut professionnel (lire ci-contre). Une mission qui en aurait découragé plus d’un, entre la lenteur de l’administration et le champ miné de la politique. Il fallait un profil sur mesure pour la mener. Et au-delà de son célèbre nom de famille, le neveu de Roch avait plus d’un atout à faire valoir.

Le sens du pragmatisme

D’abord, Johanito Wamytan a toujours baigné dans les arts. Un peu comme sa cousine Stéphanie, la plasticienne, que l’on ne présente plus. Ou encore à l’image de ses musiciens de cousins, qui ont essaimé du côté de SaintLouis avec les groupes Pae ou Tchendy. Adolescent, il dessine. Mais sa tentative d’études en arts plastiques tourne court. « Je me suis crashé dans les autres matières. J’ai dû me réorienter vers un bac de gestion », en affichant au passage un certain sens du pragmatisme. On ne peut pas se permettre de jeter l’argent

en place la fusion de services départementaux de la Haute-Marne. Ou encore en 2012, quand son oncle Roch Wamytan fait appel à lui pour remettre à plat le système de rémunération des collaborateurs du Congrès. « Je suis militant UC, ne se cache pas Johanito. Mais je ne mélange pas la politique et le travail. D’ailleurs, Sam Kagy (trésorière de La Case des artistes, ndlr) est élue CE à Nouméa. Ça ne pose pas de problèmes. » Un point de vue partagé par l’intéressée. « On est tous un peu d’horizons différents mais il y a une bonne ambiance maintenant, estime la comédienne. D’une manière générale, c’est pas facile de travailler avec des artistes, qui ne voient pas forcément la lourdeur administrative et qui peuvent être impatients. »

De l’opiniâtreté

Sur ce point, Johanito a pu faire jouer sa fine connaissance des coulisses du monde politique, pour faire rouvrir le poussiéreux dossier

du statut des artistes. « Rien de ce qui avait été annoncé n’était fait. Alors j’ai commencé à harceler tout le monde ; ils se souviennent encore de moi », s’amuse le directeur de l’association. Il fallait faire avancer le projet auprès de trois directions (culture, travail et santé). Derrière, c’est autant d’élus aux étiquettes différentes qu’il a dû faire coopérer. Après deux ans d’acharnement, le 17 septembre 2014, une étape cruciale est enfin franchie, quand le Congrès adopte le texte sur le nouveau statut des artistes. Celui-ci inclut un mode de calcul de la Cafat mieux adapté (tous les trois mois) et pose les bases du portage salarial, dispositif qui permettra aux artistes de bénéficier des avantages salariaux. Reste à trouver un modèle pour financer le dispositif sur le long terme. Défi accepté ! Johanito sait aussi bien jouer du saxophone que de la calculette.

Un statut à l’essai La Case des artistes a été créée pour donner aux artistes calédoniens un statut professionnel. Pour ce faire, elle expérimente le portage salarial. L’association propose à ses adhérents de collecter leurs cachets. Les artistes laissent au passage 10 % des sommes qu’ils touchent pour bénéficier d’une assurance santé et d’une retraite. Fini aussi les démarches administratives et les délais de paiement interminables, la Case s’occupe de tout. Mais ce dispositif subventionné présente un coût pour les finances publiques. Pas sûr que le gouvernement accepte de payer les 37 % de cotisations sociales des quelque 500 ayants droit évalués sur le Caillou. C’est pour cela que le portage salarial sera réservé à une trentaine d’artistes jusqu’à fin 2016. Le temps d’évaluer les coûts et de réfléchir à un autre mode de financement. « Les artistes du Nord et des Îles ne seront pas lésés », prévient Johanito Wamytan. PALABRE COUTUMIER

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Société

Ataï

Un projet sous tension Deux mois après la levée de deuil des reliques du grand chef Ataï et de son sorcier, première grande étape du projet Ataï, le grand chef de la tribu de Petit Couli annonçait la décision des membres du clan Dawéri de mettre un terme à leur collaboration avec l’État autour du projet. Par Elif Kayi

© Théo Rouby

L’histoire des reliques du grand chef Ataï aura été en tout point mouvementée. Expédiée en métropole après avoir été placée dans un bocal d’alcool en 1878, la tête d’Ataï fut ensuite portée disparue pendant de longues décennies. Un siècle plus tard, en 1988, les accords de Matignon promettaient sa restitution, mais les demandes faites par les clans kanak demeurèrent lettre morte. Objet de toutes les intrigues, la tête sera finalement retrouvée en 2011 après que l’écrivain Didier Daeninckx a entendu parler de sa présence dans les collections du Musée de l’homme. De retour sur le Caillou en septembre 2014 après près d’un siècle et demi d’exil, le crâne, accompagné des reliques du compagnon sorcier d’Ataï, Dao Méche, est devenu la clé de voûte du projet Ataï, officiellement baptisé « projet pays ». Ini62

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tialement présenté comme « réconciliateur », de par notamment l’implication de représentants de l’État, le projet se retrouve aujourd’hui uniquement porté par le clan Dawéri. Dans un courrier adressé au Sénat coutumier en novembre 2015, Bergé Kawa, le grand chef de la tribu de Petit Couli, à Sarraméa, annonçait ainsi la décision du clan de mettre un terme à sa collaboration avec les pouvoirs publics. L’annonce intervenait deux mois après la levée de deuil et la présentation du bois, première étape clé du projet.

Un « projet pays » pour la mémoire du grand chef

En 2014, le retour des reliques du grand chef de Komalé avait fait grand bruit sur le Caillou. Après 136 ans passés hors du territoire,

le crâne ainsi que les reliques du compagnon sorcier d’Ataï, avaient été remis par le Museum d’histoire naturelle de Paris, en septembre 2014, aux descendants du grand chef. Suite au rapatriement des reliques, un comité de pilotage, le Comité mémoriel Ataï, avait été mis sur pied en mars 2015, rapidement secondé par un comité technique. Ces deux comités formaient la base du projet porté par les autorités coutumières Xârâcùù, appelé projet pays. « On a expliqué que ce projet n’était pas pour les familles, mais un projet pays », avait précisé Lucien Boeareu, chef de clan de la tribu de Petit Couli. En choisissant de l’appeler ainsi, les initiateurs de ce projet historico-culturel entendaient témoigner de leur volonté d’élargir ce dernier au-delà de la sphère kanak, pour « permettre de partager et d’assumer une histoire commune ».

Des reliques qui ouvrent la voie de la réconciliation

Figure historique par excellence, Ataï incarne encore aujourd’hui le symbole de l’insoumission et de la rébellion kanak contre le pouvoir colonial. Peu de temps avant le retour des reliques en Calédonie, Bergé Kawa, grand chef du district de Cîrî et descendant direct de la lignée d’Ataï, avait rendu hommage à son ancêtre lors d’une cérémonie officielle à Paris, en présence de la ministre des Outre-Mer, George Pau-Langevin. « Nous les Kanak, nous reve-


Si l’État était partie prenante à l’origine du projet, de profonds désaccords ont changé la donne. Ce partenaire ne fait désormais plus partie des discussions.

nons de loin, sauvés par le sacrifice d’Ataï qui avait pris conscience de la menace effroyable de l’extermination de notre peuple », avait-il déclaré. En 1878, le grand chef de Komalé, Ataï, avait pris la tête d’un vaste mouvement de révolte pour protester contre les spoliations foncières de l’administration coloniale. Pour mater la rébellion des insurgés, l’armée française avait fait appel au soutien d’autres tribus kanak, parmi lesquelles les Baxéa de Canala. C’est l’un de ces auxiliaires kanak, Ségou de Canala, qui tua Ataï, le 1er septembre 1878. Dans ses mémoires, Louise Michel évoque la fin tragique du grand chef de Komalé : « Alors, à coups de hache, comme on abat un arbre, Segou frappe Ataï ; il porte la main à sa tête à demi détachée et ce n’est qu’après plusieurs coups encore qu’Ataï est mort. » Si le retour des reliques a constitué un événement symbolique important pour le patrimoine kanak, il a aussi remis à vif des blessures du passé. « Elles [les reliques] rouvrent des cicatrices centenaires, qui ne pourront se refermer qu’après un long processus de pardon et de réconciliation », avait insisté Bergé Kawa à Paris. Au-delà des présentations publiques et officielles, le « projet Ataï » faisait aussi écho à une démarche de réconciliation entre des familles et des clans déchirés par l’histoire. Il visait ainsi la réconciliation entre le clan Dawéri de Sarraméa et les clans de Canala, dont était originaire Ségou, le meurtrier d’Ataï. Les coutumes de pardon et de réconciliation se

sont ainsi tenues deux semaines avant la cérémonie officielle de levée de deuil, début septembre 2015.

Une démarche de réconciliation entre des familles et des clans déchirés par l’histoire.

Société

La levée du deuil, première grande étape du projet pays

Le projet Ataï doit se décliner en trois étapes et s’étaler sur trois ans. La première étape a été marquée par la levée du deuil le 19 septembre 2015, à la tribu de Petit Couli, et à laquelle ont participé une quarantaine de personnalités coutumières et institutionnelles, dont le haut-commissaire de la République, Vincent Bouvier. La présentation du bois et l’attache des paroles, à quelques pas de la grande case de Petit Couli, avaient été le temps fort de cette journée. « Il s’agit de transcender les clivages politiques et de miser sur l’avenir », avait déclaré le membre du gouvernement Anthony Lecren, qui animait la journée de commémoration. Des représentants d’autres communautés ethniques de Nouvelle-Calédonie, notamment des coutumiers wallisiens et futuniens, ainsi que des représentants de la communauté vietnamienne, avaient été conviés à venir attacher leur parole. « Ce moment est un symbole, un exemple pour tout le pays, avait déclaré Raymond Guépy, président de l’association des Pionniers de Nouvelle-Calédonie. Libérer le pardon et se reconnaître, en vue de bâtir notre avenir. » Au milieu des multiples déclarations de bonnes intentions, un exemple concret de pardon et de réconciliation entre les communautés avait été remarqué : celui de l’éleveur et propriétaire terrien Franck Bonnard. Descendant d’une famille de colons de la région, ce dernier avait fait don d’une parcelle de dix hectares au clan Dawéri, à proximité de la grande chefferie de Petit Coulis, pour abriter les reliques du grand chef Ataï et Dao Méche.

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Société Le clan Dawéri fera cavalier seul

Si l’importance de la collaboration avec l’État a été répétée à plusieurs reprises au cours de la journée de commémoration du 19 septembre, celle-ci n’aura finalement pas réussi à être pérennisée. Fin novembre 2015, lors d’une conférence de presse faisant suite au courrier adressé par Bergé Kawa au Sénat coutumier, le porte-parole du clan Dawéri, Velin Meeda, faisait savoir que le projet Ataï se poursuivrait, mais sans la participation de l’État. Pour appuyer cette annonce, le porte-parole avait rap-

La cérémonie de pardon devrait se tenir au mois de septembre 2016. © Théo Rouby

porté que le clan attendait une attestation de la part de l’État concernant la mise à disposition du foncier pour faire reposer les restes du grand chef et de son sorcier. Lassé du silence des autorités, le clan a alors décidé de faire cavalier seul. Un mois avant, dans la nuit du 17 au 18 octobre, la grande case de Petit Couli, qui datait 64

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de 1881, était détruite par le feu. La piste criminelle, appuyée par le témoignage d’habitants, sera retenue par les gendarmes. Si les représentants coutumiers ne se sont pas exprimés quant à un lien possible avec les reliques d’Ataï, cet événement a sans doute précipité la volonté des coutumiers de porter seuls le projet. Le bois sur lequel les coutumiers et représentants de collectivités, d’institutions et d’associations ont attaché leurs paroles le 19 septembre devait, quant à lui, trouver sa place définitive sur un lieu de mémoire, en septembre 2017. À l’origine, ce lieu devait se

situer au sommet d’une montagne à Farino, au nom fort en symbole : le Mee Kouanoui, « le sommet où on lâche la parole ». À ce jour toutefois, le calendrier prévu pour le déroulement du projet Ataï et des cérémonies est maintenu. La cérémonie de pardon, accompagnée de l’installation des reliques sur le site funéraire, devrait bien se tenir au mois de septembre 2016. Les lieux où reposeront les reliques et où sera placé le bois n’ont pas encore officiellement été communiqués. Pour l’heure, le projet n’a pas été rebaptisé et conserve l’appellation projet pays.



Publireportage Yuaga Sécurité : un projet novateur Créée en 2012, la société Yuaga Sécurité a été mise en place grâce à la volonté de la SMSP (Société Minière du Sud Pacifique) d’externaliser les activités extérieures aux travaux d’extraction. Cette SARL, dont le siège social est basé à Kaala-Gomen, constitue un projet novateur et exemplaire en termes de développement économique et social au cœur de la province Nord. « La SMSP, à travers ses filiales NMC et COTRANSMINE, souhaite externaliser toutes les activités extérieures à la mine comme le sablage, le roulage, le chargement ou le gardiennage, au profit des acteurs locaux. Le GDPL Thipo, dont le mandataire est Fernand Tebeo se positionne donc en acteur économique local en province Nord. La filiale Cotransmine, en accord avec le GDPL Thipo, a ainsi sollicité mes services pour créer une entreprise de gardiennage. » résume Patrick Nicol, ancien gendarme et expert en sûreté et sécurité. Il s’agit de créer une entreprise de sécurité et de gardiennage intervenant sur la mine de Ouazhengou, où le minerai est extrait, ainsi que sur le site de Teoudie, où il est chargé. Ces deux sites dépendent de Ouaco, luimême attaché à la commune de Kalaa-Gomen. « Kalaa-Gomen est considéré comme un secteur défavorisé, avec très peu d’emplois. » précise Patrick Nicol, gérant de l’entreprise Impact Formation Nouvelle-Calédonie, avec laquelle il a formé et accompagné les agents 66

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de sécurité des GDPL Mwe Ara de Bourail pour le site de Gouaro Deva et Mwe Adre de Yaté pour celui de Goro.

Créer des emplois sur place

« Afin de recruter le personnel, j’ai sollicité le clan pour identifier des jeunes sans emploi et motivés. Dix-huit personnes ont été recrutées puis formées au métier d’agent de prévention et de sécurité. » commente Patrick Nicol. Cette formation, calquée sur le Contrat de Qualification Professionnelle (CQP) métropolitain d’agent de sécurité, s’est effectuée sur dix-huit jours. Différents modules (malveillance, sécurité incendie, sauveteur secouriste au travail, prévention sur les dangers de l’alcool et du cannabis au travail et sur le port des équipements de protection individuelle, habilitation électrique, etc.) ont été dispensés au Centre de formation de Koumac puis sanctionnés par un examen final. Quinze jeunes ont alors été reçus. « Le projet de Yuaga Sécurité et notamment la formation du personnel a pu voir le jour grâce au soutien

de la DEFIJ -Direction de l’enseignement, de la formation et de l’insertion des jeunes de la province Nord. ». Suite à la mise en place de l’externalisation des activités non minières de la SMSP, l’activité de Yuaga Sécurité a pu débuter le premier avril 2015. Il existe donc désormais deux postes de gardes sur le site : l’un à l’entrée afin de contrôler les personnes et les véhicules et le second au pied de la mine.

Favoriser le bien-être des salariés

A ce jour, tous les agents de sécurité ont signé un Contrat à Durée Indéterminée, « afin de bénéficier d’une situation stable et d’être véritablement insérés dans la vie active ». Par ailleurs depuis 2013, une autre structure a vu le jour à Kalaa-Gomen : « Yuaga Transport », afin de véhiculer le personnel des tribus jusqu’au lieu de travail. « Cela permet d’apporter aux agents une situation confortable mais aussi de s’assurer de leur présence, de leur ponctualité et leur régularité. ». D’ici 2016, Yuaga Sécurité va investir dans du


Publireportage A l’issue de cinq années d’existence, la société pourra en effet être gérée par Gérard Dabewianou (à gauche).

nouveau matériel afin notamment d’améliorer les conditions de vie des employés, en partenariat avec la Direction du Développement Économique de la province Nord.

Un véritable passage de relais

« Le but de ce projet est multiple : former des jeunes et créer des emploi mais aussi accompagner les futurs gérants de Yuaga Sécurité jusqu’à maturité de l’entreprise. » souligne Patrick Nicol. A l’issue de cinq années d’existence, la société pourra en effet être gérée par Gérard Dabewianou et Mickaël Tebeo. En 2020 lors de l’Assemblée Générale, les neuf actionnaires décideront alors de conserver le schéma actuel encore quelques années ou de prendre les rennes de Yuaga Sécurité. « Yuaga Sécurité constitue un projet économique et social mais surtout culturel. Nous nous dirigeons tous vers un destin commun et ce type de projet nous prouve que tout est possible. La Nouvelle-Calédonie est un pays jeune et il est de notre devoir à tous de contribuer à son développement. » conclut Patrick Nicol. A travers son expérience dans le domaine de la sûreté et de la sécurité et surtout grâce à sa volonté d’aider les jeunes à entrer dans la vie active, l’ancien gendarme, membre du bureau de l’UPA et Président du Syndicat des Entreprises de Gardiennage, de surveillance et de sécurité « SEGSS » contribue à insuffler un projet novateur qui pourrait servir d’exemple.

UNE PROFESSION RÉGLEMENTÉE Fin 2012, le CNAPS (Conseil National des Activités Privées de sécurité) a été mis en place en Polynésie et est intervenu sur le Territoire. Cet établissement public administratif, placé sous tutelle du ministère de l’Intérieur, a ainsi demandé à toutes les entreprises du secteur de déposer un dossier complet avant février 2015 afin d’être enregistrées, de bénéficier d’un agrément et de délivrer des cartes professionnelles aux agents de sécurité. Pour obtenir sa carte professionnelle, les agents doivent justifier d’une certaine expérience et se soumettre à une enquête de moralité. La vérification du casier judiciaire fait également partie des étapes à passer. En cas d’infraction, les contrevenants (patrons ou agents) risquent 3,5 millions de francs d’amende et jusqu’à trois ans d’emprisonnement.

Le logo de l’entreprise et le nom de la société ont été créés par les jeunes de la tribu afin de faire participer plusieurs familles du clan Tebeo dans le projet.

Contact Yuaga Sécurité Siège social : Lieu dit Oué 98817 Kalaa-Gomen BP 14 714 98803 Nouméa cedex E-mail : p.nicol.ifnc@lagoon.nc

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Société

Alban Bensa

Un regard sur un siècle d’histoire kanak

Dans le petit monde des spécialistes de l’univers kanak, Alban Bensa fait indéniablement partie des incontournables. À travers son travail d’anthropologue, il a su apporter un éclairage novateur sur la population mélanésienne de Nouvelle-Calédonie. Son engagement en faveur de l’émancipation du premier peuple du Caillou a aussi fait de lui un scientifique pleinement acteur de la réalité politique calédonienne. Par Elif Kayi

Au départ, rien ne prédestinait ce jeune homme, né en 1948 à Paris, à devenir l’une des pointures scientifiques du monde kanak. Alban Bensa emploiera d’ailleurs lui-même le mot hasard pour parler de son arrivée en Nouvelle-Calédonie. Doctorant au début des années 1970, sa thèse portait à l’origine sur le christianisme populaire dans l’ancienne région française du Perche. Son directeur de thèse étant un spécialiste de l’Océanie, Alban Bensa commence à suivre les cours de l’ethnolinguiste André-Georges Haudricourt, un scientifique autodidacte et contemporain de Claude Levi-Strauss. Et c’est sous l’influence d’Haudricourt que va naître son projet de se rendre en Calédonie. Comprendre avant d’interpréter Le séjour d’études d’Alban Bensa en Calédonie visait à recueillir des traditions orales auprès des populations kanak, à les transcrire et, dans la mesure du possible, les interpréter. À contrecourant de qu’il appellera la « primitivité chic », incarnée par le travail de nombreux chercheurs du moment, Alban Bensa prend conscience du fait qu’avant d’interpréter la manière de penser au sein d’une société, il faut d’abord

l’antipode des clichés, Alban Bensa déclare avoir découvert un « monde social sophistiqué, où l’érudition tient une grande place ». Il ne quittera plus vraiment la Calédonie, n’ayant de cesse d’y venir et revenir, jusqu’à aujourd’hui, au gré de ses recherches et de ses publications. L’engagement politique du scientifique En plus de son ressenti premier concernant les clivages politico-sociétaux entre les populations européennes et les Kanak, Alban Bensa est rapidement rattrapé par la réalité politique calédonienne. Dans les années 1980, au cœur des Événements, parallèlement à son activité d’anthropologue, il endosse aussi la casquette de journaliste politique, rédigeant tantôt des essais scientifiques, tantôt des articles à l’attention du grand public. C’est aussi à cette période qu’il commence à côtoyer des leaders indépendantistes et décide de soutenir l’émancipation du peuple kanak. Il décrira plus tard cette prise de position comme étant motivée par une « adhésion immédiate liée à l’aveuglante évidence que les Kanak sont légitimement fondés à secouer le joug de la colonisation ». Pour Bensa, il était en effet impossible de poursuivre un travail à visée purement

Le soin qu’il attache à décrire la complexité du réel qu’il étudie

© Théo Rouby

comprendre ce que ses membres disent et font. Autrement dit, il faut s’immerger parmi eux. Mû par cette dynamique, caractéristique d’une anthropologie visant la description du réel et qui deviendra sa marque de fabrique, Alban Bensa se lance alors dans l’apprentissage d’une des langues kanak parlées sur le territoire calédonien, le paicî. C’est sur l’aire coutumière Paicî-Cèmuhi que le jeune doctorant fera ses débuts sur le Caillou. À son arrivée en juillet 1973, ses premières impressions vont nourrir ce qui allait devenir plus tard une prise de position politique. « En arrivant, j’ai été frappé par l’apartheid colonial », écrit-il. À 68

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scientifique, « neutre », tandis qu’une partie des personnes sur lesquelles portaient ses travaux, s’engageaient, parfois au péril de leur vie, dans un combat politique pour la liberté de leur peuple. Ses prises de position ne lui valent pas uniquement des soutiens, à commencer par les représentants de l’État français de l’époque, qui ne voient pas cet engagement d’un bon œil. Bernard Pons, ministre des Dom-Tom de Jacques Chirac en 1988 et qu’Alban Bensa décrit comme le « Milosevic français qui aurait échappé au Tribunal pénal international* », tentera même, sans succès, de le faire expulser du territoire calédonien.

Une approche historique et évolutive des sociétés kanak Soucieux de soutenir la reconnaissance du peuple kanak, Alban Bensa travaille aux côtés de l’architecte Renzo Piano à la conception du futur centre culturel Tjibaou, dans les années 1990. De cette collaboration naîtra un ouvrage en 2000 : Éthnologie et architecture : le centre culturel Tjibaou. Pour Alban Bensa, le pari posé par cet ensemble architectural et culturel tenait au fait qu’il devait représenter l’univers kanak comme un univers non figé et éviter toute caricature de l’architecture mélanésienne. « Le pari a été tenu », déclarait-il dans un entretien accordé à la revue Vacarme en 2008. « Le centre Tjibaou de Nouméa est à la fois léger et monumental, comme émanant de la nature et résolument moderne. » Ce qui caractérise le travail anthropologique d’Alban Bensa, c’est le soin qu’il attache à décrire de manière aussi précise et exhaustive que possible la complexité du réel qu’il étudie. Publié en 2006, son ouvrage La fin de l’exotisme – Éssais d’anthropologie critique appuyait ainsi le parti pris de son auteur, selon lequel l’anthropologie est une science historique et que le facteur temps doit être pris en compte dans l’analyse des sociétés. Pour Alban Bensa, toute société, à commencer par la société kanak, est en perpétuelle mutation et il a toujours cherché à mettre en avant les processus de transformation de cette société. Celui qui s’est démarqué de l’approche dite « structuraliste » de Claude Lévi-Strauss, voue une véritable passion aux systèmes sociaux kanak, que ces derniers ont d’après lui su préserver mais aussi reconstruire. « On ne peut comprendre une société sans comprendre son rapport au passé, ni sans comprendre son réinvestissement dans le présent », explique-t-il. Loin des énoncés culturalistes figés, son travail n’a ainsi eu de cesse de souligner que les Kanak transforment leur monde et cherchent eux-mêmes à montrer cette volonté de le transformer. *Slobodan Miloševi a été accusé par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) de La Haye de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide.


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©ADCK CCT-Gérard Del Rio

Société


Société

Les sanglots de l’aigle pêcheur : Mémoire kanak de la guerre en Calédonie

À lui seul, le titre de l’ouvrage, paru l’année dernière et rédigé par Alban Bensa, avec la collaboration du linguiste kanak Yvon Goromoedo et de l’historien néo-zélandais Adrian Muckle, résume la dualité entre la beauté de la poésie et l’horreur des événements de 1917. Une poésie qui parle de guerre, de morts, de massacres et de violence, mais aussi de l’engagement politique des principaux protagonistes. Parfaitement inoffensif, l’aigle pêcheur est un rapace calédonien qui a pour habitude de survoler les endroits où se trouvent des cadavres d’animaux. Pour les poètes kanak qui ont participé à la Grande Guerre et à la rébellion de 1917, ce grand oiseau symbolise les charniers où étaient entassées les victimes des combats.

1917, un tournant pour la société kanak

En avril 1917, alors que la guerre de 1914-1918 bat toujours son plein, les autorités françaises opèrent le recrutement de tirailleurs kanak sur le territoire calédonien. Ce recrutement présenté comme volontaire – mais en réalité souvent forcé –, ainsi que l’arrestation des réfractaires, déclenchent une rébellion qui restera historiquement connue comme la dernière grande révolte kanak. À son arrivée sur le territoire calédonien en 1973, Alban Bensa travaille avec l’historien Jean-Claude Rivière sur l’aire coutumière Paicî-Cèmuhi. Il sillonne la région, entre Hienghène, Poindimié et Poya. C’est à cette époque que l’anthropologue constate l’importance de la mémoire liée aux événements de 1917. Selon Bensa, cette mémoire, qui persiste des décennies plus tard, a « reformaté » la société kanak contemporaine.

La mémoire par la poésie

Fidèle à sa tradition de décrire le réel dans sa complexité en donnant la parole aux personnes concernées, Alban Bensa, avec ses deux co-auteurs, a choisi de faire parler les protagonistes et leurs descendants. Avec ses 700 pages, accompagnées d’un CD de 40 minutes, l’ouvrage est dense et mêle les récits, les « ténô » – ces poèmes kanak en vers de huit pieds, de tradition orale, recueillis par les auteurs en langue et accompagnés de leur traduction en français – et les commentaires exhaustifs des auteurs. Les ténô, transmis au travers des générations pour parvenir jusqu’à nous et dont Alban Bensa confie qu’ils lui rappellent les vers d’Appollinaire, décrivent de manière saisissante la violence des événements.

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« Alors que le soleil est noir que la lune tarde à se lever l’étoile du matin se couche pays et maisons moisissent penchent sapins et cocotiers s’enflamment cases et dépendances brûlent demeures et lieux sacrés » (Cau Pwënyî Mêrêatü et dit en 1973 par Dui Michel Mêrêatu)

La naissance de l’action politique kanak

Le mélange des formes et l’intégration des poèmes et récits transcrits permettent de transcender les barrières temporelles et de prendre pleinement conscience de l’impact de la rébellion de 1917 dans la construction de l’action politique kanak, jusqu’à aujourd’hui. L’ouvrage nous pousse à considérer la dimension de l’événement pour le peuple premier en Calédonie. Car si du côté colonial la rébellion des Kanak de 1917 n’était qu’un événement parmi d’autres, dans une période fortement troublée, du côté des Kanak, elle représente une véritable guerre, un choc, dont la violence est décrite dans les têno, qui y font de nombreuses références, ainsi que dans des récits retransmis. « Les soldats incendient les cases en pourchassant les gens de haut en bas. Au lever du jour, ils recommencent. Tous ceux qui sont restés sont tombés. Alors ils leur coupent la tête et le front et le nez puis ils capturent leur chef », racontait ainsi Pwädé François Pwiaa, dont le récit a été enregistré à Néami en 1991. Après plus de quarante années passées à explorer et décrire les sociétés kanak, Alban Bensa publie un ouvrage puissant, de par sa portée et sa précision, au sujet d’une résistance par la parole, la poésie et la mémoire. Un témoignage historique livré par les survivants sur une page douloureuse de leur histoire, portée jusqu’à nous au travers les années.



Histoire

Quand l’ombre de Kadhafi planait sur la Nouvelle-Calédonie

Célèbre pour avoir financé des mouvements séparatistes du monde entier, la Libye de Kadhafi a entraîné de jeunes indépendantistes kanak dans le désert de Tripoli durant les Evénements. Trente ans plus tard, un ancien militant du Front uni de libération Kanak, jadis frange dure du FLNKS, revient sur ce chapitre peu connu et souvent fantasmé de l’histoire du pays. Tout commence dans les jardins de la Fontaine, à Rivière-Salée. C’est dans ce quartier de Nouméa, berceau du hip-hop calédonien, que je retrouve Hassan. Ce n’est pas la première fois que je rencontre le leader du crew Resurrection. Le jeune danseur s’est bâti une solide réputation dans le milieu du hip-hop. Par la danse, il espère changer l’image de ce quartier difficile. Ce jour-là, sans savoir pourquoi, c’est son prénom qui m’intrigue. Son père est de Lifou, sa mère de Papouasie-NouvelleGuinée. Ils ont choisi de l’appeler Hassan. Je me dis qu’il y a peut-être un déporté politique d’Afrique du Nord dans son arbre généalogique. L’explication est ailleurs, quelque part dans le désert libyen. Hassan doit son prénom au fondateur du Mouvement de libération d’Aceh, Hasan di Tiro, dont les rebelles ont combattu pendant trente ans la police et l’armée indonésienne, au nord de Sumatra. C’est son père, Pierre Xulue, qui me donne la clé, alors que je viens frapper à la porte de sa maison, un matin de juin, dans la tribu de Hunëtë, au nord de Lifou. Le père d’Hassan et le leader séparatiste se sont connus en 1988, dans un camp d’entraînement de la région de Tripoli. « Quand nous sommes arrivés en Libye, ma femme était enceinte d’Hassan. Le vieux m’a dit : si c’est un garçon, tu l’appelleras comme moi. On a passé beaucoup de temps ensemble. Hassan est né à notre retour à Nouméa, mais j’ai tenu parole. Je lui ai donné son nom. »

Machoro et Uregeï à Tripoli © Théo Rouby

Depuis quatre ans déjà, son parti, le Front uni de libération kanak (Fulk), entretient des relations étroites avec le régime de Mouammar Kadhafi. La rencontre entre les indépendantistes kanak et le colonel libyen a lieu en août 1984, à Tripoli. Dans un entrefilet, Les Nouvelles calédoniennes évoquent l’existence de billets d’avion délivrés par la Libyan Arab

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© Combat calédonien

Coralie Cochin

Airlines à Éloi Machoro, secrétaire général de l’Union calédonienne, et Yann Céléne Uregeï, patron du Fulk. « Qui a dit que Kadhafi s’intéressait à tous les points du globe où il pouvait semer le désordre ? », feint de s’interroger le quotidien. À cette époque, le « Guide de la révolution libyenne » est considéré comme un paria par la communauté internationale. Il est accusé de financer et d’entraîner des « terroristes » aux quatre coins du monde, grâce à la manne pétrolière de son pays – un territoire deux fois grand comme la France. Pour certains indépendantistes kanak, au contraire, il représente un allié précieux. « Kadhafi était prêt à nous aider et à former les jeunes dans le cadre d’un projet de société et d’une formation militaire pour la sécurité. Il prônait une démocratie populaire pour le peuple libyen. Or nous voulions, nous aussi, une société où le pouvoir était redonné à la base. » Pierre Xulue n’a jamais rencontré le « colonel » en personne. Mais il se souvient de ce que « le vieux Yann » lui a rapporté de cette

visite. Plus particulièrement de la réaction de Kadhafi au moment de la coutume. « Il a dit qu’il mangerait l’igname et qu’il se servirait de la natte pour prier. » Un mois plus tard, une dizaine de jeunes militants s’envolent vers Tripoli, « sous couvert d’enseignement agricole », précise l’hebdomadaire Paris-Match*. D’autres contingents suivront.

Une formation idéologique et militaire Quand Pierre Xulue se décide à partir, la période des Événements touche à sa fin. Mais pour le Fulk, hostile à toute négociation avec le RPCR de Jacques Lafleur, la lutte continue. Les services de renseignement français le savent et suivent à la trace ces militants révolutionnaires. Pour les semer, les escales s’enchaînent. Australie, Bangkok, Kuala Lumpur, Karachi et enfin Tripoli, où le jeune enseignant débarque avec femme et enfants. Sa mission : servir de relais entre le Fulk et la Libye et coordonner les mouvements des jeunes « stagiaires ».


Histoire Mais la formation n’est pas seulement idéologique. Elle est aussi militaire. Outre la fourniture d’armes de guerre, les jeunes stagiaires

© Coralie Cochin

Les militants kanak sont envoyés vers un « camp dans le désert, non loin de Tripoli ». À leur arrivée, on leur distribue un exemplaire du « Livre Vert », dans lequel « le Guide de la Révolution » détaille sa vision d’une troisième voie face à l’hégémonie des Occidentaux et des Soviétiques. « Chaque région dormait dans des dortoirs en dur séparés mais nous mangions tous ensemble dans de grands réfectoires. » Pierre Xulue fait la connaissance de mouvements insurrectionnels d’Amérique Latine, d’Asie... À table, les discussions sont animées. « Nous étions tous portés par la même dynamique de liberté, d’indépendance. Chacun parlait de la manière dont il vivait la colonisation, la domination dans son pays. On réfléchissait au moyen d’aller vers un avenir meilleur. »

Pierre Xulue

a déjà sévi en France. Trois de ses hommes seraient les auteurs de l’attentat de la rue des Rosiers survenu en 1982, à Paris**.

« Ça fait près de trente ans que je n’ai pas reparlé de cette histoire. » sont formés aux techniques de combat « par les hommes du groupe d’Abou Nidal », soutient Paris-Match. Le mouvement palestinien, qui figure alors sur la liste noire des États-Unis,

La fin d’un mythe

Cette étiquette « terroriste », Pierre Xulue s’y est habitué. « C’est comme cela qu’on nous considérait pendant les Événements ». Mais il

sait aussi s’en défendre lorsqu’il se retrouve interrogé par les services de renseignement français, six mois plus tard, à son arrivée à Tontouta. « Ils m’ont demandé si j’ignorais que Kadhafi était un terroriste. Je leur ai répondu par cette question : qui fait des essais nucléaires à Mururoa ? » L’enseignant de Lifou, aujourd’hui à la retraite, n’ignore pas les zones d’ombre du « colonel », despote fantasque et mégalomane. Mais il préfère conserver l’image du « berger de Syrte » qui a « réussi à rassembler les colonisés du monde entier ». « À sa mort, j’ai été triste. J’ai désapprouvé la manière dont la France a cherché à l’éliminer, alors que le président Sarkozy lui déroulait le tapis rouge quatre ans plus tôt. » Il me ressert un bol de café et quelques Sao en guise de petit-déjeuner. Les souvenirs remontent peu à peu au fil de la discussion. Il s’excuse presque. « Ça fait près de trente ans que je n’ai pas reparlé de cette histoire. » Une histoire que beaucoup préfèrent qualifier de « mythe », comme pour ne pas rouvrir les plaies d’un pays encore fragile. Un jour pourtant, « toute la vérité sortira », veut-il croire. « Et cet épisode libyen sera alors abordé comme faisant partie de la lutte du peuple kanak. »

DR

(*) Article paru le 13 mai 1988, dans le n° 2033 de Paris-Match. (**) En 2015, soit plus de trente ans après les faits, le juge d’instruction Marc Trevidic a lancé trois mandats d’arrêt contre les auteurs présumés de l’attentat.

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Histoire

Les liaisons dangereuses de Yann Céléné Uregeï avec la Libye

Moins connu que Jean-Marie Tjibaou ou Éloi Machoro, Yann Céléné Uregeï fut pourtant une figure emblématique des indépendantistes. Militant révolutionnaire, ce partisan de la lutte armée a été désavoué par les plus modérés du FLNKS pour sa proximité avec Kadhafi. Né à Tiga en 1932, Yann Céléné fut ministre de l’Économie rurale du gouvernement Pidjot en 1962 sous l’étiquette de l’Union calédonienne, puis vice-président de l’Assemblée territoriale en 1967. Jugeant les positions de l’UC trop modérées, il se rapproche de groupes indépendantistes comme les Foulards rouges de Nidoish Naisseline. En 1971, il crée l’Union multiraciale, puis refond le parti en une mouvance plus radicale dans sa revendication de l’indépendance, le Front uni de libération kanak. À la création du FLNKS en 1984, le Fulk fait figure de groupe de pression. Yann Céléné Uregeï est choisi comme ministre des Affaires extérieures dans le gouvernement provisoire de Kanaky, formé en décembre de cette même année et présidé par Jean-Marie Tjibaou. Ambassadeur itinérant des indépendantistes, il part à la recherche de soutiens internationaux dans la région Pacifique et dénonce le colonialisme français en NouvelleCalédonie jusque dans les couloirs de l’ONU. Durant cette période, il noue des liens forts avec le pasteur Lini, père de l’indépendance du Vanuatu, ou encore Michael Somare, alors Premier ministre de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Mais le leader du Fulk est surtout connu pour sa politique de rapprochement avec Kadhafi. Cette position est désapprouvée par l’aile modérée du FLNKS, qui le suspend de son poste de ministre des Affaires extérieures.

Contre les accords de Matignon

Sur le terrain pourtant, son action semble payer. En décembre 1986, grâce au soutien notamment des États membres du Forum des îles du Pacifique, l’Assemblée générale des

Nations unies vote la résolution 41/41 affirmant « le droit inaliénable du peuple de la Nouvelle-Calédonie à l’autodétermination et à l’indépendance ». Pendant une courte période, Yann Céléné Uregeï retrouve un fauteuil au sein du gouvernement provisoire de Kanany, avant d’être remercié une nouvelle fois en raison de ses liens avec le chef d’État libyen. Contesté sur la forme, le patron du Fulk l’est aussi sur le fond. Il sera l’opposant le plus radical aux accords de Matignon et blâmera Jean-Marie Tjibaou de ne pas avoir respecté la mémoire des militants « tombés » dans la grotte de Gossanah, et qui comptaient dans leurs rangs des membres du Fulk. Selon Paris-Match, deux mois avant l’attaque de la gendarmerie de Fayaoué, « le patron du commando d’Ouvéa s’entraînait encore en Libye ». Durant l’année de deuil qui suit la tragédie d’Ouvéa, les « petits » partis indépendantistes, tels que le Fulk d’Uregeï et le LKS de Naisseline se mobilisent face à l’UC. Ils sont rejoints par le Comité de lutte d’Ouvéa de Djubelly Wéa, qui assassinera quelques mois plus tard Jean-Marie Tjibaou et Yeiwene Yeiwene. En 1992, le Fulk devient le Congrès populaire du peuple kanak. Mais l’ambition reste la même : obtenir une indépendance immédiate, avec la coutume et la religion pour piliers. Après la signature de l’Accord de Nouméa en 1998, le parti retrouve son nom d’origine. Mais Yann Céléné Uregeï disparait deux ans plus tard. Atteint d’un cancer, il décède le 7 avril 2000, à l’âge de 67 ans. Il est l’oncle utérin et le père adoptif de Louis Kotra Uregeï, le fondateur de l’USTKE et du Parti travailliste.

Kadhafi, entre lutte des peuples et terrorisme Au nom de la lutte anti-impérialiste, Mouammar Kadhafi (1942-2011) a financé et appuyé militairement des mouvances aussi diverses que les Irlandais de l’IRA, le terroriste vénézuélien Carlos ou l’ANC de Nelson Mandela. « En retour, l’Afrique du Sud a été le pays le plus actif à le soutenir pendant la période de l’embargo », observe Patrick Haimzadeh. Cet ancien pilote de l’armée de l’air, diplomate français à Tripoli de 2001 à 2004, figure parmi les rares spécialistes de la Libye en France. « À la fin de sa vie, Kadhafi était complètement coupé du réel. Il y avait une réelle dimension pathologique. Mais il n’est pas devenu du jour au lendemain le dictateur haïssable que l’on a connu ensuite. Il fut au début

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un leader moderniste, dont le discours s’inscrivait dans un nationalisme arabe qui se voulait progressiste. » Pour Patrick Haimzadeh, les intentions de Kadhafi en Nouvelle-Calédonie sont doubles : à la fois « idéologiques » – la lutte contre le colonialisme – et « tactiques », à savoir déstabiliser Paris. « Dans les années 80, la France était en guerre contre la Libye au Tchad », rappelle l’ancien diplomate. Un climat de tension qui s’achèvera le 19 septembre 1989 par la mort de 170 personnes dans l’explosion en plein vol du DC10 d’UTA, au Niger. Et pour lequel Tripoli versera, quinze ans plus tard, 1 million de dollars à chaque famille de victimes.



Histoire

© Archives de la Nouvelle-Calédonie, Album Elmer J. Williams

Malgré l’abolition du régime de l’indigénat en 1946, les habitudes prirent un certain temps à changer, notamment pour ce qui était de la limitation des déplacements.

Abolition de l’indigénat La fin d’une époque

Il y a 70 ans, en 1946, le régime de l’indigénat était abrogé. Souvent négligé dans les manuels d’histoire et le discours politique actuel, cet événement marque pourtant un tournant décisif dans l’histoire du Caillou. « Tout l’ordre juridique du pacte colonial est bouleversé », écrit l’historien Ismet Kurkovitch*. Par Elif Kayi

Jusqu’en 1945, la population résidant sur le territoire était divisée en deux catégories juridiques : d’une part, les sujets français, c’està-dire les Kanak – et par extension tous ceux n’ayant pas le statut de citoyen, comme les Tonkinois et les Javanais –, et d’autre part, les citoyens français : les Européens. La promulgation de la constitution de la IVe République va complètement changer la donne en proclamant citoyens français tous les ressortissants des territoires d’Outre-mer, et parmi eux les anciens « indigènes » de Calédonie. À partir de 1946, le principe d’égalité vient ainsi remplacer la sujétion par le biais de la pleine citoyenneté accordée à tous.

Un événement qui signe la fin d’une époque

© Théo Rouby

L’abrogation du régime, avec son cortex de lois et d’arrêtés, marque la fin d’une période et entraîne un nouvel élan pour les populations ayant nouvellement acquis le statut de citoyen. À commencer par la liberté de circulation et la liberté de contracter librement un travail, activités jusque-là interdites aux populations kanak, javanaise et tonkinoise. « Tous les piliers de l’ordre colonial, qui étaient quotidiennement expérimentés par les gens, ont été abolis », décrit Isabelle Merle, chargée de recherches au CNRS. Les infractions spéciales ainsi que les peines spéciales qui leur étaient liées disparaissent, tout comme les prisons administratives, le travail forcé et l’impôt de capitation. 76

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Au-delà de l’aspect juridique, la fin du régime a aussi recréé chez les Kanak une dynamique culturelle et sociale, notamment grâce à la liberté de circulation. « Tous les liens kanak ont été retissés, explique Isabelle Merle. La mobilité, engendrée par la dynamique coutumière, a repris. »

Liberté et égalité pour tous, dans le principe

Un vent de liberté et d’égalité souffle enfin sur le Caillou après plusieurs décennies d’injustice et d’humiliation. Dans le principe en tout cas. Car si la situation juridique connaît ici un bouleversement, il en va autrement des mentalités,

Un vent de libert et d’égalité souffle enfin sur le Caillou qui évoluent beaucoup plus lentement. « On ne doit pas les idées de réformes à l’élite locale. Ce sont les pressions de métropole qui ont amené le changement », insiste Isabelle Merle. Au niveau local en effet, les réformes juridiques engendrées par l’abolition du régime de l’indigénat ont été mises en place avec moult réticences. Le gouverneur de l’époque, Jacques

Tallec, craignant les réactions de la population européenne locale, avait ainsi demandé que l’abolition de l’indigénat, décidée par le pouvoir central métropolitain, soit différée. Il souhaitait entre-temps préparer un décret instaurant en Calédonie des tribunaux indigènes. Sa demande sera rejetée. En théorie, les infractions spéciales prévues dans le cadre du régime de l’indigénat (lire l’encadré) avaient déjà été abolies en décembre 1945. Mais le gouverneur Tallec tentera aussi de rétablir plusieurs infractions spéciales dénoncées, entre autres, par le Parti communiste calédonien.

Une population européenne réticente à l’émancipation kanak

« Les élites coloniales auraient beaucoup aimé revenir à l’avant-guerre », ajoute Isabelle Merle. Économiquement, l’abrogation du régime de l’indigénat a aussi généré des retombées importantes, en particulier dans le secteur agricole. La classe de petits propriétaires européens ne devait en effet en partie sa survie que grâce au fait qu’une main-d’œuvre étroitement contrôlée et mal payée était mise à sa disposition. Dans son ouvrage La fin des Indigènes en Nouvelle-Calédonie, l’anthropologue et historien Éric Soriano souligne les tensions et les craintes du côté des colons d’un rapport de force et d’une inversion de la majorité numérique, suite à l’abrogation du code de l’indigénat. À noter que les Kanak ne sont pas les seuls que craignent les colons. Dans


- Décembre 1945 : abolition des infractions spéciales prévues dans le cadre du régime de l’indigénat. - Février 1946 : abolition des peines spéciales prévues dans le cadre du régime de l’indigénat. - Avril 1946 : loi proclamant la citoyenneté de tous les ressortissants des territoires d’Outre-mer (promulguée en Calédonie en octobre 1946). - Août 1946 : abolition du travail forcé. - Octobre 1946 : instauration de la constitution de la IVe République dans laquelle la Nouvelle-Calédonie perd son statut de colonie pour devenir un territoire d’Outre-mer (TOM).

Tous les liens kanak ont été retissés place un « corps électoral spécial », excluant les citoyens d’origine tonkinoise et javanaise. Il faudra encore attendre plusieurs années avant que celui-ci ne soit étendu à l’ensemble des

anciens « sujets » calédoniens. Certains réflexes sociétaux de l’époque de l’indigénat sont restés ancrés encore longtemps dans les habitudes. Jusque dans les années 1980, il n’était en effet pas rare d’entendre le terme « indigène » dans le langage courant. Mais les Événements vont marquer un virage, en rupture avec l’héritage de l’indigénat. « Les Événements de 1984 sont entre autres inscrits dans la continuité d’une dynamique, de l’aspiration à l’égalité », conclut Isabelle Merle. * Journal de la Société des Océanistes, 1997

© Archives de la Nouvelle-Calédonie, album Vie coloniale, Guerriers de chez Katelia

Quelques dates

européenne, jusque-là seuls électeurs, s’inquiètent de cette mixité politique nouvelle. Le gouverneur Tallec tentera même de mettre en

Histoire

l’une de ses tentatives pour maintenir une partie du régime de l’indigénat en place, le gouverneur Tallec évoquera le mécontentement des Européens après l’octroi de la résidence libre aux travailleurs javanais et tonkinois. « Les colons se trouvent obligés de concevoir qu’ils ne sont que des Français parmi d’autres et appartiennent à une communauté où tout le monde est supposé égal, en droit », souligne Isabelle Merle. Concernant le droit de vote, le pouvoir central propose en 1946 un vote capacitaire permettant d’élargir l’accès au droit de vote des Kanak, sans pour autant l’accorder à tous. Les Calédoniens d’origine

59 ans d’indigénat Souvent appelé « code » de l’indigénat, ce dernier n’a en réalité jamais pris la forme d’un code regroupant des textes juridiques. Composé de réglementations diverses, les juristes préfèrent le qualifier de « régime ». Répondant à l’idéologie assimilationniste de la République française de l’époque, et véritable « exception » coloniale au regard des principes démocratiques et républicains, le régime de l’indigénat avait été adopté pour la première fois en Algérie française en 1875, avant d’être étendu par décret à la Nouvelle-Calédonie, le 18 juillet 1887. Les politiques pensant que les « indigènes » s’assimileraient, ce statut revêtait un caractère transitoire. Lors de son entrée en vigueur en Calédonie en 1887, le décret instaurant l’indigénat devait rester en place

pour une durée de dix ans. Prorogé à maintes reprises dans toutes les colonies, le régime est toutefois resté en vigueur sur le territoire pendant 59 ans, jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1946. Parmi les territoires d’Outre-mer, la Calédonie est le seul à avoir subi le régime de l’indigénat sur une aussi longue période. À titre d’exemple, Tahiti y a échappé. Durant le régime de l’indigénat, les gouverneurs pouvaient établir par arrêté la liste des actions « interdites aux indigènes ». Une première liste est édictée en 1887, à laquelle s’ajouteront d’autres infractions au fil des années. Ces interdictions spéciales comportent des activités comme la sorcellerie, la nudité sur les routes, l’entrée dans des débits de boisson ou encore le non-res-

pect du couvre-feu à partir de 2O h dans les rues de Nouméa. Le régime a joué un rôle majeur dans la structuration de la société calédonienne. L’entrée en vigueur du régime en 1887 a permis à l’État français de parfaire l’organisation administrative indigène déjà mise en place quelques années auparavant avec les « tribus », catégorie juridique constituée en 1867. Le pouvoir local a cherché l’appui de chefs conciliants, de manière à s’attacher des auxiliaires réguliers. Durant toute la période de l’indigénat, certains chefs ont tiré leur légitimité de leurs liens privilégiés avec l’administration coloniale. Parmi leurs attributions, les chefs prélevaient l’impôt de capitation et sélectionnaient des « volontaires » pour les travaux forcés.

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Histoire

Mélanésia 2000

Le « mai 68 » kanak En septembre 1975, plus de 50 000 personnes venaient assister au premier festival des arts mélanésiens de Nouvelle-Calédonie. Pendant cinq jours de festivités, à quelques centaines de mètres de l’emplacement du futur centre culturel Tjibaou, la péninsule de Tina-sur-mer vibrait au son et aux rythmes des cultures de tous les clans de Calédonie. Par Elif Kayi – photos ADCK CCT

« Si nous voulons faire Mélanésia 2000, c’est pour que les gosses sachent qu’il y a une culture dans ce pays », avait déclaré Jean-Marie Tjibaou, président du Comité de développement organisateur du festival, lors des tournées de préparation en 1974, à Ouvéa. Pour la première fois de l’histoire du pays, le public calédonien était convié à découvrir les arts traditionnels du peuple premier, ses danses, ses chants, ses musiques, ses sculptures, ses savoirs culinaires et son patrimoine architectural. Parmi les très nombreux spectateurs, beaucoup faisaient ainsi leur première expérience de l’univers mélanésien. « C’est pour que nos amis européens qui sont là sachent aussi que nous sommes des hommes, avait ajouté JeanMarie Tjibaou. Nous avons une culture et il faut la montrer. Si on ne la montre pas, on pense qu’on n’existe pas. »

Une rencontre historique entre Kanak © Théo Rouby

Avant de véhiculer un message auprès du public européen et des autres communautés, à travers notamment le jeu scénique « Kanake », Mélanésia 2000 scellait d’abord une rencontre entre les populations kanak. Toutes les grandes chefferies avaient ainsi été associées à l’événement. « Il fallait créer un événement qui fédère l’ensemble des Kanak, et l’ensemble des Kanak se sont reconnus dans la manifes-

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tation », expliquait Marie-Claude Tjibaou, lors d’une table ronde organisée en septembre 2015 au centre culturel Tjibaou. En plus des danses, des musiques, des chants, chaque tribu a participé avec son art, notamment par le biais de sculptures. La pirogue de Mélanésia 2000 est ainsi encore exposée au musée de

Nouvelle-Calédonie. Jusque-là, un sentiment de honte prévalait au sein des populations kanak vis-à-vis de leur propre culture. « Notre culture ne faisait pas partie du programme de l’école, déclare Marie-Claude Tjibaou. Pour la première fois, on nous a donné la possibilité de venir dans la ville montrer qui nous étions. »

« Pour la première fois, on nous a donné la possibilité de venir dans la ville montrer qui nous étions. »


Histoire Un événement culturel, mais aussi politique

Quarante ans plus tard, le fils de Jean-Marie Tjibaou, Emmanuel Tjibaou, parle d’une étape très importante, allant jusqu’à qualifier l’événement de « rituel de passage ». « Il fallait rendre visibles les manifestations d’une société qui était, dans ces années-là, encore perçue comme une société arriérée, rustre, primitive », commente le directeur de l’ADCK. Mais à une époque où les Kanak commencent à se politiser et où le Palika fait ses premiers pas, le festival n’est pas unanimement perçu comme une marque d’émancipation et de reconnaissance.

« Nous avons une culture. Si on ne la montre pas, on pense qu’on n’existe pas. »

pour les droits politiques et sociaux. Au-delà de l’aspect purement culturel, le festival portait pourtant un message plus politique. En incarnant une première représentation publique de la culture kanak, il représentait aussi l’entrée du peuple kanak dans la sphère publique.

Une première étape pour penser la société de demain

« Il fallait montrer que le peuple kanak n’était pas moribond, mais un peuple amené à se poser la question de son devenir », souligne Emmanuel Tjibaou. Parallèlement aux céré-

Élie Poigoune, président de la Ligue des droits de l’homme en Nouvelle-Calédonie, parle ainsi de « folklorisation » pour désigner ce qui, pour certains, tenait plus du pilou-pilou organisé chaque année pour le défilé du 14 juillet. À l’époque, une majorité de la population kanak vivait encore en tribu, avec des moyens souvent dérisoires. Certains ne voyaient donc pas la nécessité d’organiser un grand événement culturel alors que, selon eux, l’accent devait être mis sur la lutte des classes et le combat

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Histoire monies revisitées de manière à être mises en scène pour le grand public, les questions de société étaient mises en scène dans « Kanake », comme la question de la mine, l’alcoolisme ou encore l’héritage colonial. « Il fallait instal-

autres cultures. Dans le prolongement de Mélanésia 2000, le Festival des arts du Pacifique devait se tenir en 1984, auquel devaient participer les autres communautés ethniques du Caillou. « C’était une phase d’intercompré-

reconnaître l’héritage tout en construisant l’avenir. Tels étaient l’idée et le but de Mélanésia 2000. « On peut dire “moi, j’ai été à Mélanésia 2000” de la même manière qu’on va dire “moi j’ai fait mai 68”, reprend Emmanuel

Quarante ans plus tard, Emmanuel Tjibaou qualifie l’événement de « rituel de passage ». ler le Kanak dans le processus contemporain, poursuit Emmanuel Tjibaou. Le processus de reconnaissance identitaire n’a de sens que si on le réinvestit dans le projet de société qu’on construit. » Mélanésia 2000 a aussi permis une prise en compte de l’aspect culturel en Calédonie, avec la prise de conscience des

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hension, de reconnaissance nécessaire pour installer les bases d’une discussion plus saine », explique Emmanuel Tjibaou. En raison des Événements, ce second Festival sera annulé. Il aura finalement lieu en 2000. Rassembler le peuple kanak, échanger avec les partenaires européens ainsi qu’avec les autres communautés,

Tjibaou. Mais on pourrait refaire Mélanésia 2000 aujourd’hui. » Car si le contexte a évolué, la question du vivre-ensemble et du destin commun rend le message de ce festival plus que jamais d’actualité.


Histoire Mélanésia 2000 en chiffres - - - - -

5 jours Neuf « Points Soleil » : Koné, Houaïlou, Canala, Sud, Maré, Lifou, Ouvéa, Tiga, Nord 2 000 acteurs kanak 50 000 spectateurs 500 francs CFP pour l’ensemble des manifestations (150 francs CFP par jour)

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Culture

Le vieil homme

et la mer

Si la culture kanak se distingue par sa tradition orale, elle se raconte aussi à travers la littérature. Le manuscrit d’Ernest Unë sur la pêche traditionnelle en pays Drehu, édité en 2015, s’inscrit dans ce patrimoine. Cet ouvrage recèle une foule d’anecdotes et de légendes à mi-chemin entre coutume et sorcellerie. Photos Virginie Grizon

À Lifou, on ne pêche pas n’importe où. Les chemins coutumiers empruntés depuis des millénaires par les pêcheurs aguerris existent toujours, seuls ceux qui les empruntent sont protégés par les maîtres de la mer. Les rituels initiatiques ont certes disparu mais les croyances persistent. Aujourd’hui, on demande simplement « l’autorisation » d’aller pêcher sur tel ou tel platier, histoire de ne pas réveiller les esprits malveillants. On ne sait jamais. Ceux qui osent s’affranchir de cette étape risquent gros : disparitions, accidents, la légende urbaine fourmille d’exemples à ce sujet. Ernest Unë les a quasiment tous entendus. Pendant une vingtaine d’années, il a récolté les témoignages des anciens et inventorié les pratiques des pêcheurs de Lifou. « Nos vieux faisaient preuve d’une grande intelligence, ils maîtrisaient parfaitement l’art de la pêche. Ils savaient que l’on récoltait davantage à l’aube et sentaient le soleil se lever grâce à la fraîcheur du vent. Les initiés savaient même lire le temps, interpréter la position des astres et en déduire l’état futur de la mer. C’était déjà des spécialistes de la météorologie et de l’astronomie », raconte l’auteur. Son ouvrage édité chez Adanis avec le concours de la Province des îles Loyauté

raconte cette révolution de la société kanak à l’arrivée des bateaux à moteurs, des fils de nylon et des hameçons.

Une profonde mutation

Cet ancien instituteur, à la retraite depuis trois ans, a lui-même vécu cette profonde mutation. « J’ai grandi en regardant mon père, pêcheur professionnel, fabriquer des filets à poissons et construire ses nasses avec des matériaux traditionnels », confie l’auteur originaire de Qanono à Wé. Soucieux de transmettre son héritage, ce passionné de sciences humaines a compilé une foule d’informations dans cet ouvrage documentaire, pratique et pédagogique. Il y raconte comment les pièces façonnées en écailles de tortue, bois dur ou os d’animaux ont progressivement disparu, tout comme les filets tissés à partir de bois de Nime ou de racines de banian et de caoutchouc. Fini, la

Enest Unë, auteur du livre La pêche traditionnelle en pays drehu a également travaillé, en qualité d’enseignantchercheur en linguistique au Centre territorial de recherche et de documentation pédagogique (CTRDP)

pêche à la traîne avec des flotteurs en noix de coco derrière les pirogues à balancier. Même le noir de poulpe, traditionnellement utilisé pour la pêche au picot, ne sert plus qu’à amuser les enfants. Les marins, des hommes costauds dont la haute mer avait façonné le corps, sont devenus sédentaires, perturbant l’équilibre social des tribus. Même la notion de temps fut modifiée avec la disparition des périodes de pêches autrefois rythmées par le calendrier lunaire et influencé par la nature. Ce livre est le témoignage d’une époque pas si lointaine mais pourtant révolue. Ernest Unë qui participa à l’édition de contes en langue drehu a également traduit son œuvre dans sa langue maternelle. Aujourd’hui, il s’attelle à un nouvel opus consacré aux mythes de la pêche à Lifou.

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Publireportage © DIL/Stéphane Ducandas

En 2014, 850 personnes venues de Nouméa ont participé aux fêtes événementielles loyaltiennes, dont 250 à la fête de l’avocat à Nece (Maré) et 150 à la fête de la vanille à Mou (Lifou).

Tourisme : “nickel” des Iles Loyauté Les Iles loyauté ne disposent pas de nickel mais elles misent sur le développement touristique au travers des fêtes événementielles à l’initiative du grand chef Nidoïsh Naisseline. Au cœur de ces dispositifs : le GIE Destination Iles Loyauté (DIL). Ancien président du GIE DIL, Nidoïsh Naisseline avait la volonté d’impliquer les populations dans l’organisation d’une fête locale et de sensibiliser les tribus à l’accueil des xtouristes. Avec le soutien financier de la Province des Iles loyauté, des comités de fête et syndicats d’initiative, sont ainsi nés les premiers forfaits à des prix particulièrement attractifs*. La première fête événementielle est celle de l’avocat à Nece (Maré) en 1992. Le succès des fêtes événementielles a permis la mise en place d’un calendrier avec le principe de deux fêtes par île. Désormais, Lifou accueille la fête de la vanille et la fête du santal et du miel, Ouvéa propose la fête du lagon et celle du walei (igname sucrée). À Maré se tiennent la fête de l’avocat et du wajuyu (vivaneau). Vous pouvez retrouver le calendrier sur le site internet du GIE DIL à l’adresse suivante : www.iles-loyaute.com. Le GIE DIL en collaboration avec les comités, met ses bureaux à disposition pour la vente des forfaits (entre 100 et 150 par fête) et apporte un soutien logistique au comité organisateur, avant et pendant la fête. « Beaucoup d’efforts ont été effectués au niveau du confort et des sanitaires, et aujourd’hui l’accueil en tribu est entré dans les mentalités, se félicite Wauka

Ajapuhnya, directeur du GIE DIL. Certaines familles se sont même structurées et elles ont créé depuis leur propre accueil en tribu ».

L’avocat à Matignon ! Les fêtes prenant de l’ampleur, l’accueil chez l’habitant a été étendu aux tribus voisines de la tribu organisatrice. Avec des retombées économiques devenues tout sauf négligeables. Exemple : la fête de l’avocat génère entre 8 et 9 millions de recettes directes et induites (loueurs de voiture, transporteurs, agriculteurs…). « Outre de booster le flux touristique, l’autre idée du grand chef était, à travers ces manifestations, de promouvoir les produits locaux de manière pérenne », poursuit Wauka Ajapuhnya. L’avocat de Maré a montré la voie : il est aujourd’hui distribué dans une douzaine de restaurants de Nouméa, déposé sur les plateaux-repas d’Aircalin et, en 2013, a même été accommodé par les cuisiniers de Matignon à l’occasion d’un Comité des signataires… * Environ 24 000 F pour l’aller-retour en avion, le transfert, l’hébergement en tribu 3 jours et 2 nuits avec petits déjeuners, buffet d’accueil et activité gratuite (environ 17 000 F en bateau pour les fêtes à Maré et pour celle du pahatr à Lifou)

FORFAIT IBOZU Afin de maintenir une fréquentation touristique en basse saison (d’avril à septembre), la Province des Iles a alloué des fonds de concours au GIE DIL pour la mise en place des formules iBozu. Depuis 2012, ces forfaits (transport en avion et hébergement 2 nuits) permettent de découvrir les Loyauté à des tarifs préférentiels : à partir de 14 000 F en accueil en tribu, de 27 000 F en hôtel. Produit labellisé, l’« accueil en tribu des Iles » est pratiqué par des structures agréées par la province : catégorie familiale (une fleur), confort (deux fleurs) et grand confort (trois fleurs). 4 600 personnes ont bénéficié des forfaits iBozu en 2013, 6 400 en 2014 ; 52 % en hôtel et 48 % en accueil en tribu.

DESTINATION ILES LOYAUTÉ 27, rue de Sébastopol Immeuble le Central 1 – 2e étage BP 343, 98845 Nouméa Cedex Tél. : 27 66 27 Site : www.iles-loyaute.com

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Culture

Entretien avec Alain Lecante, directeur de Mangrove Productions

« Le kanéka n’est pas figé »

C’est Alain Lecante, directeur de Mangrove Productions qui le dit. Et il s’y connaît. Il est l’un des tout premiers et encore principal producteur calédonien à avoir enregistré et publié des disques de kanéka. Son pari de produire les artistes des premières heures a été largement récompensé par l’engouement du public pour cette musique calédonienne. En à peine trente ans, le kanéka est incontestablement devenu la musique de la Nouvelle-Calédonie. Et l’aventure ne fait que commencer… Propos recueillis par CDK – photos Éric Dell’Erba, CDK, Mangrove

Alain Lecante ne met plus trop les mains sur les platines. Il laisse les manipulations techniques à la nouvelle génération d’ingénieurs du son. Mais son oreille est toujours aussi affûtée.

Le kanéka a-t-il beaucoup changé depuis les débuts ? Alain Lecante : La première génération kanéka a vécu au cœur des Événements qui ont secoué ce pays. Des pionniers du kanéka comme Edou ou Gilbert Tein du groupe Bwanjep, de Hienghène, ont porté des textes revendicatifs, incisifs. Le répertoire des « anciens » a évolué avec l’histoire contemporaine du pays et puise aujourd’hui majoritairement dans les valeurs du destin commun. Les jeunes générations du kanéka ont apporté la touche reggae et certains de leurs textes sont à leur tour plus

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piquants, révoltés, alors même que les chanteurs n’étaient pas nés au moment où le pays a traversé ses grands remous politiques et sociaux.

20 ans il y a trois ans. Je pense aussi à Gulan, Celenod, Tyssia, qui sont allés se produire, entre autres, aux Francofolies de La Rochelle, et bien d’autres artistes encore.

Quelles sont les qualités des groupes qui sont sortis du lot ? Du talent, d’abord ! Beaucoup de créativité. Des convictions, un sens de l’engagement, du travail et de la persévérance. Je pense à tous ceux qui sont aujourd’hui connus et ont traversé les époques : Edou, Gurejele (puis Dick et Hnatr), Nodeak, groupe de Maré qui a fêté ses

Quelles difficultés rencontrent les groupes de kanéka pour être programmés en Métropole et sur la scène internationale ? Il y a pourtant eu pas mal de scènes marquantes à l’étranger, je pense à la tournée d’Edou en Allemagne, à celle de Dick et Hnatr au Maroc et au Mali. De grosses opérations ponctuelles dont les effets ne durent pas vraiment. Le mar-


Culture The wall of fame… Le mur du hall du studio de Mangrove Productions, Faubourg-Blanchot, est couvert de trésors : de magnifiques photos de concerts d’Éric Del’Erba. Si le kanéka a eu une oreille, il a aussi eu un œil.

ché de la musique est énorme, complexe. Il est très difficile de se faire connaître. Le minimum est d’aller là où ça se passe, à Paris. À cet égard, les artistes calédoniens sont isolés,

a fêté ses 10 ans à Wadrilla (Ouvéa, ndlr) en compagnie de quatre autres groupes (Sadro, Djunya, Melitas, Vamaley). Dans le courant de l’année, il y a aussi bien d’autres événements

Tous les liens kanak ont été retissés très loin… Les choses ont bien évolué depuis l’apparition du bras armé de la diffusion, le Poémart. Néanmoins, il faut de l’audace, de la persévérance et aussi de la chance pour émerger hors Calédonie. J’admire la démarche de Paul Wamo qui a fait le sacrifice de s’exiler et porte en ce moment la culture kanak hors ses murs. Le kanéka est-il en bonne santé ? Oui ! En pleine forme même. Surtout en ce moment. Le kanéka, ce n’est pas seulement les sorties de CD, c’est aussi la scène. De midécembre à mi-février, c’est même la haute saison pour les groupes de kanéka. La saison des grandes kermesses dans les tribus : les groupes de kanéka sont très demandés. Ces événements renforcent leur notoriété. Blue Hau

pour prendre la température de la musique locale, comme le Fest’Awé à Lifou (Xodre) ou les concerts programmés au Mouv’. Le kanéka se vit sur scène, et il est bien vivant. Bien entendu, la sortie d’un CD booste les cachets. Quels sont les avantages à sortir un CD ? Quand un groupe de kanéka sort un album, sa notoriété grimpe et ses revenus aussi. D’ailleurs, il y a un pic saisonnier pour les sorties de CD. On les offre au moment de Noël, et les groupes ayant sorti des nouveautés en fin d’année sont très sollicités pendant les événements estivaux. Le groupe Cada (Hienghène) a sorti son dernier album Goon Kat juste avant Noël. Au bon moment. Le dernier gros succès en date est celui d’A7JK qui a raflé

cinq flèches* en 2015. C’est la première fois qu’un groupe en remporte autant. Le groupe originaire de la tribu de Pombeï (Touho) avait déjà vendu 4 000 albums avec Diapason en 2014. C’est le groupe émergent du moment, qui tourne depuis 1990. C’est Edou, alors directeur du centre culturel de Hienghène, qui les avait repérés. Le kanéka est loin d’être dépassé. Pour commencer, il y a plusieurs kanéka. Celui de la Grande Terre, issu de la tradition du pilou dira-t-on pour simplifier. Celui des îles Loyauté, plus tchap, inspiré des danses des femmes, plus lentes. Celui du Sud (Yaté) est lui plus rapide, mais en même temps plus… ondulé ? Le kanéka n’est pas figé. Il s’ouvre musicalement sur le reggae – c’est l’aspect le plus visible – ainsi que sur la soul, le folk, la chanson française… Il faut les écouter tous pour en apprécier les subtilités. Plein de choses sont à venir. Il y a de la marge ! *Les « Flèches de la musique » est une manifestation coorganisée par le Poemart et la Société des auteurs compositeurs et éditeurs de Nouvelle-Calédonie (Sacenc) qui récompense les meilleures productions discographiques des artistes sociétaires de la Sacenc publiées en Nouvelle-Calédonie au cours de l’année écoulée.

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Culture

Entretien avec Evariste Wayaridri, directeur de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de Nouvelle-Calédonie (Sacenc)

« Le numérique, ça va plus vite que la musique ! » blog… Il faut être multicarte. La musique ne s’écoute plus, elle se regarde. Quatre millions de vidéos sont éditées à la minute sur YouTube. C’est la mort du CD ? Le musicien de kanéka s’en sortira-t-il ? Nous sommes aussi impactés, ici, par cet énorme changement et nous nous adaptons comme nous le pouvons. Mais pour les CD, la Nouvelle-Calédonie, voire la région Pacifique, semble être un sanctuaire plutôt bien protégé. Pour combien de temps ? Ça nous remet quand même en question. Nous devrons aussi enterrer les modèles du passé, nous tourner vers de nouveaux horizons. Je pense notamment à des pays comme le Japon, l’Indonésie ou la Chine. Ils ne connaissent pas le kanéka et ils ont encore un marché du disque… Et puis, il y a la force de cette expérience irremplaçable qu’est la scène. Il faut encourager la scène ! Le kanéka fonctionne à fond, ici, grâce à la scène vivante. Evariste Wayaridri est le directeur de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de Nouvelle-Calédonie (Sacenc).

Des groupes de kanéka continuent-ils régulièrement d’émerger ? Evariste Wayaridri : Oui. C’est chaque année une soixantaine d’albums en tous genres, dont plus de la moitié sont des CD de kanéka et assimilés.

très nombreux en Métropole, se sont regroupés et ont pris les choses en main. Le réseau est solide, organisé. Le maloya a tout de suite eu une visibilité en partie pour ces raisons-là. Au début en tout cas. Il a été accueilli les bras ouverts, il a été porté.

Assimilés ? Il y a diverses influences musicales dans les albums de kanéka, notamment beaucoup de reggae. Est classée comme album de kanéka une œuvre dont au moins la moitié des titres sont des morceaux de kanéka. C’est la norme retenue, en l’occurrence par les Flèches de la musique.

Les nouveaux médias, les réseaux numériques ne devraient-ils pas faciliter la diffusion de ces « musiques éloignées » ? La multiplication des canaux a paradoxalement réduit les accès à la diffusion. L’apparition et le développement du peer-to-peer ont conduit à une dématérialisation de la musique et à sa gratuité. Ces révolutions ont été si rapides que la donne a changé. En l’espace de quatre heures, Adèle est devenue planétaire ! De plus, ça fait longtemps qu’il n’y a plus aucun équipement dans les nouvelles voitures pour écouter un CD. Quand on est musicien, il faut savoir désormais tout faire, plus seulement composer et interpréter. Le talent ne suffit plus. Il faut être chargé de com, soigner son image en réalisant des clips, être présent sur les plateformes numériques, sur les réseaux sociaux, avoir un

Pensez-vous que le kanéka pourrait un jour connaître un destin similaire au maloya, qui essaime partout ? Oui, on peut se dire en effet « pourquoi pas nous ? » On a des talents. Et puis le maloya est aussi une musique des îles, au fond revendicatif. La différence est à mon avis communautaire : lorsque le maloya a voulu sortir de La Réunion, il a été porté par la diaspora. Les fans, 88

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Quelles sont les caractéristiques du kanéka de 2016 ? Les groupes abordent moins les sujets de fond par la fibre identitaire mais s’intéressent aux problèmes de la société calédonienne dans leur globalité et leur complexité. Alcool, violence... Ils évoquent aussi les aspects environnementaux. L’empreinte culturelle reste forte. C’est le calendrier communautaire qui rythme les saisons de kanéka. Les grands mariages de juillet à octobre, les grands rendez-vous de l’été dans les tribus… Toutes ces valeurs échappent au diktat du monde numérique et protègent le kanéka finalement. L’avenir du kanéka ? Là-dessus, je rejoins Alain Lecante. Il y a de la marge ! Non seulement via les passerelles qui peuvent émerger entre les différents répertoires et la musique locale. Sans même parler de métissage musical, il y a encore dans le kanéka des langues vernaculaires sousreprésentées. Je pense à l’iai ou au faga, pour n’en citer que deux. Seules une dizaine, voire une quinzaine de langues vernaculaires sur les vingt-huit sont chantées dans le répertoire kanéka. Le champ est encore vaste !


Le chiffre

Culture

Le groupe A7JK, de Pombeï a raflé 5 Flèches de la musique en 2015.

Les 3/5e des droits d’auteurs répartis par la Sacenc proviennent des œuvres du répertoire kanéka.

Repères 1975 Cette année-là, Jean-Luc Martin est sollicité pour enregistrer le playback de Kanaké, spectacle interprété à Mélanésia 2000 qui a fortement marqué les esprits en soulevant les problèmes sociaux engendrés par la colonisation. Les premières voix enregistrées par la suite (sous le label Edition Holiday Music, EHM) sont celles de Jean-Pierre Swan, Bethela.

blématique et Le couple em phare du kanéka o du , ux ue talent et Hnatr ropole : Dick jusqu’en Mét (Gurejele).

Les discographies de Mexem et de Edou sont étroitement liées, ce dernier étant le leader charismatique du groupe originaire de Lifou. Mexem est le groupe kanak qui a le plus tourné dans la région Pacifique, Australie, Vanuatu, Samoa et Fidji, Edou ayant ajouté à son actif Tahiti et la Nouvelle-Zélande pour des tournées de promotion de ses albums en solo.

Montravel La fin des années 1970 est marquée musicalement par l’émergence de groupes comme Black People (Kiki Karé) ou Yata (Théo Ménango). C’est le chant « Peuples du Pacifique », sélectionné comme hymne du Festival des arts du Pacifique de 1984, qui préfigure ce qui va devenir le kanéka. Diffusion Avec la création de Radio Djido, en 1985, les morceaux des premiers groupes sont diffusés en boucle, notamment ceux de Krys. Cette année est aussi marquée par la création du groupe Bwanjep, de Gilbert Tein. Lien Alors qu’ils perturbent énormément le pays, les Événements n’ont pas affecté le milieu de la musique. Rien ne s’est brisé entre les musiciens, quelle que soit leur appartenance ethnique.

Blue Hau chante en iaai (Ouvéa). Beaucoup de langues vernaculaires manquent au répertoire kanéka.

generation Gayulaz New mé, Koi Elanyi) dé (albums Juré 11. Originaire 20 existe depuis ang (Lifou), N de la tribu de t porteur de es leur kanéka nt la rts concerna messages fo jeunesse.

Premières scènes À la veille des années 1990, les quartiers sont dotés de maisons de musique où les groupes peuvent répéter. Premiers festivals de musique avec Anclar productions. Alain Lecante est alors ingénieur du son. Avec l’aimable autorisation de François Bensignor, qui a signé Kaneka, Musique en mouvement », l’incontournable ouvrage contant l’épopée de cette musique nourrie de tradition kanak.

François Bensignor PALABRE COUTUMIER

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